Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

irrésistible, parce qu’elle est l’inconnu dans le talent et dans la vie, la jeunesse. Tout au plus aurait-on plaisanté volontiers le révélateur de ce petit monde sur sa prétention intermittente à le hausser un peu trop dans notre estime. Quand il se contente de plaider les circonstances atténuantes en faveur de ses légers héros et de ses héroïnes plus légères encore, c’est à merveille. Nous nous amusons des boutades du musicien Schaunard et de sa symphonie sur l’influence du bleu dans les arts, nous applaudissons aux paradoxes de Gustave Colline le philosophe, tant que nous pensons qu’ils ne tirent pas à conséquence, enfin nous sourions en voyant tourbillonner dans les pages du livre cet essaim folâtre des Sidonie, des Louise et des Musette; une larme perce à travers notre sourire quand le poète de ces faciles amours envoie Mimi mourir à l’hôpital. Tout cela dans sa mesure a son agrément; mais l’intérêt est d’autant plus vif que les exigences de l’écrivain sont plus modestes. Le livre, qui ne contient que des scènes et des récits, vaut beaucoup mieux que la préface, qui expose une théorie, et dans laquelle on pourrait relever plus d’une apostrophe au moins inutile adressée aux puritains du monde, aux puritains de l’art, mêlée à des dithyrambes en l’honneur de la vie libre et de l’art indépendant. Ce sont là des tirades de matamore, sorties du moule où les coulait jadis un des ancêtres de la bohème, Cyrano de Bergerac, et dont se raillait ailleurs l’aimable Murger. Cette déclamation n’est pas dans sa voix; elle est notée trop haut pour lui.

A vrai dire, qu’est-ce que cette vie artistique, si singulièrement exaltée par l’écrivain, qu’il a cru devoir la rehausser par un prétentieux barbarisme? C’est, nous dit-on, la vie vouée au culte pur de l’idéal, ignorante ou insouciante de la réalité; c’est l’existence tout extatique « de ces obstinés rêveurs pour qui l’art est demeuré une foi et non un métier, et qui, par timidité ou par inexpérience, s’imaginent que tout est dit quand l’œuvre est terminée, et attendent que l’admiration publique et la fortune entrent chez eux par escalade et par effraction. Ils vivent, pour ainsi dire, en marge de la société, dans l’isolement et dans l’inertie. Ils sont logiques dans leur héroïsme insensé; ils ne poussent ni cris ni plaintes, et subissent passivement la destinée obscure et rigoureuse qu’ils se font eux-mêmes... Ils sont vraiment les appelés de l’art, et ont chance d’être aussi ses élus. Cette bohème-là est hérissée de dangers; deux gouffres la bordent de chaque côté : la misère et le doute... Cette bohème est la préface de l’Académie, de L’Hôtel-Dieu ou de la Morgue. » Telle est la théorie; dans la pratique, il faut beaucoup en rabattre. Si nous prenons Murger lui-même pour arbitre, à juger la question par ses agréables récits, elle sera bien-