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Il y a encore une autre raison qui fait que nous ne devons pas beaucoup espérer la voir fleurir dans notre pays. Cette indépendance du comté anglais, de la commune prussienne, de la commune russe, ne date pas d’aujourd’hui; elle n’a pas été créée par une révolution populaire ou par un décret du souverain. Elle est ancienne, elle vient du moyen âge, elle a ses racines dans un passé lointain. C’est une vieille institution que le présent respecte, et qu’il garde parce qu’elle est bonne. Autrefois nous possédions les mêmes libertés, nous avions des états provinciaux qui n’étaient pas sans analogie avec les assemblées prussiennes; il fut un temps où nos communes urbaines et nos villages eux-mêmes avaient leurs assemblées, leurs élections, leurs délibérations sur tous leurs intérêts. Tout ce passé a péri. L’ancienne monarchie a cru que ces libertés locales lui étaient une gêne, et elle les a brisées; puis la révolution est venue qui a fait table rase du peu qui en restait. Les relèvera-t-on jamais? On en peut douter. Cette sorte de liberté est celle qui s’improvise le moins. Elle a besoin de beaucoup de calme, et surtout de beaucoup de temps ; il lui faut de vieilles traditions et de vieilles habitudes. Or le sentiment qui domine chez nous est précisément la haine du passé; nous ne voulons avoir ni habitudes, ni traditions. Vous ferez des lois en faveur des communes, vous ne ressusciterez pas la vie communale. Vous décréterez la liberté, vous n’obtiendrez pas qu’on la pratique. Les affections et les inclinaisons des hommes ne vont plus de ce côté-!à. C’est vers le gouvernement central que se portent tous les efforts comme toutes les convoitises. Départemens et communes ne sont et ne seront jamais pour nous que des expressions géographiques. La décentralisation et la liberté sont choses dont nous parlons beaucoup, mais que nous ne comprenons plus. Elles sont comme ces vieilles beautés classiques qui ne peuvent plus être goûtées que par les délicats. Tant de révolutions que nous avons traversées ont troublé notre intelligence; à chacune d’elles, comme aux épines des buissons, nous avons laissé quelque chose de notre bon sens et de notre rectitude d’esprit, et aujourd’hui je ne sais trop si notre population n’a pas perdu jusqu’à la notion même de la vraie liberté.


FUSTEL DE COULANGES.


C. BULOZ.