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à fait aussi enclins à prendre les Russes en pitié. Il est vrai qu’aucune constitution, aucune charte, aucun texte écrit ne borne l’autorité du tsar ; mais il existe un ensemble de libertés individuelles et publiques qui, pour n’être pas tracées sur un papier, n’en ont pas moins de vigueur pour la défense des intérêts des populations. Ces intérêts sont surtout garantis par les institutions provinciales et communales. En Russie, le despotisme est en haut, la liberté en bas. La monarchie se dresse, seule et incontestée, au-dessus du pays ; mais la liberté circule dans tout le corps social. Les affaires de l’état sont dans les mains du tsar, mais les populations sont maîtresses de leurs affaires locales. Chaque province est régie par un gouverneur militaire et un gouverneur civil, qui sont nommés par l’empereur. À côté d’eux est une assemblée élue par la province : elle contrôle leurs actes, elle répartit les contributions, elle exerce enfin presque toutes les attributions de nos conseils-généraux ; de plus qu’eux, elle prend part à l’administration, elle nomme la plupart des fonctionnaires et des juges, elle a enfin en certains cas le droit de prendre des arrêtés, et dans l’intervalle de ses sessions elle laisse derrière elle une commission permanente qui est chargée de faire exécuter ses décisions. Quant à la commune, elle a plus d’indépendance encore. Prenons un village russe, regardons ces paysans qui naguère encore étaient des serfs, et qui aujourd’hui même n’ont pas un droit de propriété complètement reconnu : ces hommes forment cependant une communauté libre[1]. Ils nomment au scrutin direct leur maire et leur adjoint, leur percepteur et même leur juge, car la Russie, qui nous apparaît comme le pays de l’arbitraire, offre au contraire cette singularité, que les juges à tous les degrés et bon nombre d’administrateurs y sont élus par la population.

Il est vrai que la commune russe ne s’occupe jamais de la politique générale du pays, et ne peut même faire entendre aucun vœu qui s’y rapporte ; mais il en est ainsi des paroisses anglaises et des communes prussiennes. Partout où la liberté communale existe, elle est soumise à cette condition. Si elle y manquait, elle tomberait d’elle-même, car il faut bien noter ce point, que l’essence de la liberté communale est d’être nécessairement indifférente aux formes de gouvernement et aux théories politiques. Cette liberté-là s’applique non à des principes, mais à des intérêts. Elle n’est et ne doit être qu’une sauvegarde pour les intérêts individuels ou communaux. C’est parce qu’on la comprend ainsi dans tout le reste de l’Europe qu’elle y peut vivre sous les régimes les plus divers ; c’est parce que nous la comprenons autrement en France qu’elle ne peut s’établir sous aucun régime.

  1. Il y a cependant de grandes réserves à faire sur cette institution en Russie. Voyez à ce sujet l’excellente étude de notre regretté Cailliotte, État social de la Russie depuis l’abolition du servage, dans la Revue du 1er  avril.