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nité puisse s’enorgueillir, en même temps qu’une perpétuelle aspiration vers cette beauté parfaite et absolue que les Grecs regardaient comme la forme visible du bien; mais, en dehors de cette glorieuse tradition, pour laquelle nous avouons hautement nos sympathies, on doit être disposé à faire la part de toutes les hardiesses et de tous les points de vue, pourvu qu’ils portent le cachet d’une individualité fortement prononcée.

M. Regnault est un disciple attardé du romantisme de 1830. Ce n’est pas en étudiant les chefs-d’œuvre du Vatican qu’il a développé son talent, c’est en méditant les Orientales de Victor Hugo. Son Exécution dans l’Alhambra, au lieu de présenter cette harmonie d’impressions que le Poussin regardait comme la première loi de la peinture, montre un contraste cherché entre l’horreur d’un drame sinistre et la gaîté charmante du lieu où il se passe. Sur les marches blanches d’un escalier qui aboutit à une salle splendidement décorée, l’exécuteur est debout. Sa peau bronzée se détache en sombre sur le vêtement d’un rose tendre qui recouvre sa poitrine, en laissant nus les bras et les épaules. Sa tête, d’un type africain très prononcé, est légèrement tournée de côté, tandis qu’il essuie avec une tranquillité nonchalante la lame d’un grand sabre encore tout dégouttant de sang. A ses pieds est le corps décapité de sa victime, dont la tête, ayant rebondi, est venue tomber au bas du tableau tout contre le cadre. L’action a dû être instantanée, et le froid de la mort n’a pas encore glacé ce visage, qui semble tourner ses yeux fiers et crisper encore ses lèvres courroucées. La conception de ce drame, où le bourreau est inconscient et la victime inconnue, est répulsive bien plutôt qu’émouvante, et c’est surtout par la magie de la couleur que l’artiste a voulu nous captiver. Le dôme de la salle réfléchit une lumière frisante qui se joue sur les lignes de mosaïque, les murs, les piliers, les arcades, et s’accroche aux pendentifs, aux stalactites, aux ornemens tout brillans d’or et de couleurs resplendissantes. Cet éclat de l’aspect, qui donne à la scène une gaîté intempestive, déplace et annule l’intérêt dramatique. L’œil ne peut impunément recevoir une impression diamétralement opposée à celle que le cœur doit ressentir. Le Titien a su trouver dans sa Mise au tombeau une couleur en harmonie avec le sujet, et tous les grands peintres se sont efforcés de mettre le langage du ton aussi bien que le langage de la forme dans un rapport intime avec la pensée du tableau. Henri Regnault, au lieu de chercher les notes qui conviennent à l’idée, se préoccupe d’abord des notes, l’idée n’étant pour lui qu’un prétexte pour les faire valoir. Ce sang rouge qui s’échappe à flots du cadavre décapité et se répand sur les marches de marbre blanc lui a paru d’un beau ton ;