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se rattachant au passé le plus reculé, aucune loi générale bien précise n’a dirigé leur marche ni présidé à leur distribution; nulle finalité déterminée ne les gouverne. Dans des temps très divers et à travers bien des événemens, ils ont rencontré des conditions d’existence supportables, et s’y sont adaptés. Malgré l’absence de la lumière, malgré la pression, malgré la distance où ils se trouvent de l’atmosphère, ils pouvaient vivre, et ils ont vécu. Cette vie si bornée et si sombre est d’ailleurs celle de tous les animaux inférieurs. Chez eux, l’instinct est tellement court qu’il se confond avec l’irritabilité, et se limite aux seuls actes indispensables. L’équilibre de l’ensemble, dans ces sortes de catégories, se maintient par la mise en jeu des seules forces nécessairement inhérentes à tout ce qui est organisé, sans que les individualités y concourent par aucune volition personnelle de nature à distinguer chacune d’elles en particulier. Dans les profondeurs, aucun être n’est conscient de ce qui se passe près de lui; parqués dans un monde clos, tous se dévorent sans même parvenir à se connaître ou à s’apercevoir. C’est là pourtant un des plus vastes domaines que la vie ait su conquérir; elle y a poussé de fortes racines : aucune perturbation, à moins d’être totale, ne saurait l’en chasser. Les siècles passent, les périodes se succèdent et renouvellent la surface ; mais le fond des mers persiste dans son isolement. Tout au plus reçoit-il par intervalles de nouveaux colons ou des voyageurs égarés. L’abîme ne cesse jamais d’étendre sur lui son impénétrable linceul, sous lequel toute lueur s’éteint, tout bruit s’amortit : l’existence à ce prix n’est plus, il faut le dire, qu’un secret perdu dans le silence et dans la nuit.


GASTON DE SAPORTA.