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de profondeur ; mais, s’il est à peu près certain que les poissons disparaissent bien avant cette limite extrême, les mollusques, les radiaires, les éponges et une foule d’organismes inférieurs persistent même au-dessous sans éprouver aucune gêne. La pression énorme supportée par ces animaux, et qui équivaut à plus de 400 atmosphères par pouce carré pour une profondeur inférieure à 4,000 mètres, reste malgré tout un grand sujet d’étonnement, puisque l’homme résiste à peine, sous la cloche à plongeur, à un accroissement de pression de 2 ou 3 atmosphères ; il faut se souvenir toutefois qu’il n’en est pas des organismes inférieurs comme des vertébrés terrestres, de l’homme en particulier. Leur corps ne renferme pas des gaz et des liquides de densité inégale. Un liquide homogène les imbibe, leur porte l’air dissous, et établit un parfait équilibre entre le fluide ambiant et le fluide circulant. On conçoit par là l’innocuité d’une pression énorme relativement à nos organes, construits pour la vie aérienne, mais sans inconvénient pour des êtres appropriés au milieu aquatique dans lequel ils demeurent plongés. La vive coloration de beaucoup de ces êtres constitue une autre sorte d’énigme qui excitait ici même, il y a quelques mois, la surprise d’un savant naturaliste[1].

Les êtres les plus curieux des eaux profondes, parce qu’ils semblent y avoir été oubliés et comme perdus, sont ceux qui se rattachent directement à des types dont on ne soupçonnait pas même l’existence, parce qu’ils passaient pour éteints. Retirés au fond des solitudes sous-marines, ces types, grâce à un isolement relatif, ont pu survivre à tous les événemens. Il en est ainsi de la famille des crinoïdes ou encrines, qui constituent un des types les plus singuliers de tout le règne animal. Tout ce que l’imagination peut rêver de plus gracieux et de plus paradoxal par l’association des deux règnes se trouve ici réalisé comme à plaisir : une tige longue, mince, flexible, articulée, attachée au sol par une base fixe, mais susceptible de balancement et surmontée d’une couronne de rameaux contractiles, disposés en étoile autour d’une cavité qui contient la bouche et les viscères, telle est la plante animée et fleurie que l’on a comparée à un lis vivant[2], et qui peuplait de ses colonies innombrables le fond des mers primitives. Les crinoïdes, expression transitoire d’un monde encore voisin de son berceau, ont disparu peu à peu devant des types plus jeunes et plus parfaits, dont aucun cependant ne les surpasse en élégance. Aux derniers représentans de ce groupe, aujourd’hui très rares et dispersés çà

  1. Voyez la Vie dans les profondeurs de la mer, par M. Émile Blanchard, dans la Revue du 15 janvier.
  2. Κρινὸν (Krinon).