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ment les eaux. Dans ce rêve de Platon, les poissons représentent les oiseaux de l’atmosphère océanique ; ils s’élèvent seulement davantage et se laissent voir à nous. Au-dessous d’eux s’épaississent les couches de l’élément liquide. À travers ces couches, les astres passent, voilés, mais encore visibles ; ils répandent une lueur affaiblie et verdâtre qui éclaire sans doute des êtres adaptés à cette demi-obscurité, et qui nous ignorent, comme nous ignorons ceux que l’éther enveloppe de son essence.

Sous cette forme poétique affectionnée par Platon, et qui touche à l’allégorie mystique sans se dégager complètement de la réalité, on retrouve des idées que la vue de la mer impose nécessairement à l’âme humaine. Ces idées sont doubles, ou plutôt elles résultent de l’association de deux séries d’images contraires réunies au sein du même élément. Lorsque l’œil glisse sur l’onde calme et bleue, ou demeure fixé sur les myriades d’êtres que renferment les eaux ; lorsque l’on admire ces algues colorées, flottantes comme des chevelures, découpées en banderoles, en filamens délicats, et au milieu d’elles les poissons errans, les crustacés qui rôdent, les mollusques, les radiaires, les zoophytes immobiles, attendant l’arrivée de la vague qui les vivifie ; lorsque la vague elle-même s’avance aussi pure que le cristal, et que, malgré son bruit, elle balance à peine ces êtres qu’elle protège et qu’elle nourrit, la mer apparaît comme l’image de la fécondité. La vie, représentée par Vénus aphrodite, sort réellement de son écume ; la mer bienfaisante épanche des trésors et baigne ses plages pour y faire surabonder la joie et le mouvement. Rien de plus gracieux sous le ciel ; cependant est-ce là véritablement la mer ? n’est-ce pas plutôt un aspect qu’elle emprunte à la terre ? Cette lisière étroite, tour à tour envahie par le flot et délaissée par lui, ce n’est encore ni la profonde mer, ni l’élément terrible : mais, si la plage se resserre sous des bords à pic, si la nuit se fait, si les mugissemens de la vague soulevée retentissent, et surtout si la pensée humaine se plonge dans les gouffres béans, la mer se révèle alors sous un aspect bien différent du premier, et l’on peut dire le seul réel. L’homme, en lutte avec ce milieu formidable auquel il a dû se confier, mais qu’il ne maîtrisera jamais, a senti dès l’origine son infirmité et son ignorance en face de la mer. Il a cherché de bonne heure des expressions énergiques pour rendre sa pensée. Chez les Hébreux, la mer, c’était l’abîme, quelque chose d’insondable, de vague et d’obscur. Dans la langue des Aryens, l’idée de la mer se confond avec celle du désert morne que rien ne termine. Pour Homère, la mer est l’élément stérile[1] que la charrue n’a jamais sillonné. Chez les latins, c’est le vastum mare, la mer im-

  1. ἄλς ἀτρύγετος (als atrugetos).