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d’Étain, lorsque sur la route se dessina la silhouette d’une sentinelle allemande qui se promenait de long en large. Mon compagnon me jeta un coup d’œil expressif; fusillé ou libre, la question se posait nettement. Encore trente pas, et nous étions devant la sentinelle, dont la promenade barrait le chemin. Je ne songeai même plus à fumer. Toutes les facultés de mon esprit étaient tendues vers un but unique : avoir la démarche, le visage, le geste d’un paysan. Le Prussien n’allait-il pas deviner le zouave sous la blouse et croiser baïonnette, et, si je faisais un mouvement, se gênerait-il pour me casser la tête d’un coup de fusil? Les battemens de mon cœur me faisaient mal. Mon compagnon sifflait toujours; je l’admirai. Comment faisait-il? Enfin nous approchons, lui sifflant, moi traînant mes lourds sabots dans la boue et balançant mes épaules : nous voilà juste en face du soldat; il nous regarde et continue sa marche ; nous passons lentement, d’un pas égal et pesant. Il ne m’arrête pas, il se tait. Il m’a donc pris pour un vrai paysan? Quel triomphe! Le reste ne me paraît plus rien. La respiration me revient; le paysan cligne de l’œil, et, comme il me voit rire : — Ah ! ce n’est pas fini ! me dit-il.

En effet, ce n’était pas fini : je voyageais en pays conquis; mais les détails de cette fuite qui a laissé tant de souvenirs dans mon esprit et m’a fait connaître toutes les angoisses de la plus cruelle incertitude, je n’en parlerai pas. Elle m’a promené à travers plaines et bois, de village en village, de ferme en ferme, tantôt à la suite d’un braconnier, tantôt derrière un garde-chasse, tremblant à chaque pas, et croyant voir toujours dans la verdure des champs luire le casque des dragons ou la lance effilée des uhlans. Combien de hasards qui pouvaient m’arrêter en route! Je ne respirai à l’aise qu’à l’heure bénie où la frontière belge fut enfin franchie, et encore là avais-je à craindre les questions et les patrouilles qui pouvaient avoir pour conséquence de me faire interner au camp de Beverloo. Un moment vint où un convoi me prit à Bruxelles et me ramena en France : j’étais libre. La nuit était venue. Je voyais par les fenêtres les campagnes de mon pays. Je comprenais à présent la valeur profonde et douce de ce mot cher aux soldats : je le revoyais, mon pays, et une émotion indéfinissable me pénétrait. A deux heures du matin, le convoi entrait à Paris. Il faut avoir passé par ces dures anxiétés pour savoir ce que la vue des longues rangées de maisons et des longues files des becs de gaz entre lesquelles on a vécu peut remuer le cœur; on étouffe.

C’était le 14 septembre. Deux ou trois jours après, Paris était investi; le siège allait commencer.


AMÉDÉE ACHARD.