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dans le trou noir qu’il appelait un grenier. J’attendis là quinze minutes qui me parurent longues comme des nuits sans sommeil. J’écoutai, l’oreille collée aux fentes des murailles. Un bruit sourd remplissait Étain; il me semblait qu’un corps de troupe était en marche. Ne s’apercevrait-on pas de mon absence? La porte s’ouvrit, et mon paysan parut. — Il est temps, me dit-il en jetant par terre un paquet qu’il avait sous le bras. — Je me dépouillai de mon uniforme, veste, large pantalon, ceinture, calotte. Je dus même me séparer de mon fidèle tartan. En un tour de main, j’endossai un costume d’ouvrier besoigneux; rien n’y manquait, ni le pantalon de toile bleue, ni le gilet, ni la blouse usée aux coudes et blanchie aux coutures, ni même la casquette de peau de loutre râpée où l’on cherchait vainement vestige de poils. Mes pieds disparaissaient dans de gros sabots. Mon guide avait vidé deux ou trois bouteilles pour augmenter son courage : il en restait quelque chose, dont sa marche se ressentait; mais la finesse de l’esprit campagnard surnageait. — Et les moustaches? et la barbiche? me dit-il.

Une paire de mauvais ciseaux m’aida à faire tomber de mon visage cet ornement qui pouvait réveiller l’attention, et je quittai le grenier. — La pipe et le bâton à présent, reprit mon homme. — J’achetai une pipe de terre que je bourrai de caporal, et me munis d’un fort bâton qu’un cordonnet de cuir attachait à mon poignet. — Maintenant en route sans avoir l’air de rien ! ajouta-t-il.

Une chose cependant m’inquiétait. Dans la ferveur de mon zèle et pour me donner l’apparence enviée d’un vieux zouave, au moment de mon départ de Paris, je m’étais fait raser cette partie du crâne qui touche au front. Les cheveux recommençaient à pousser un peu, mais pas assez pour cacher la différence de niveau. J’enfonçai donc ma casquette, dont je rabattis la visière éraillée sur mes sourcils, me jurant bien de ne saluer personne, le général de Moltke vînt-il à passer devant moi à la tête de son état-major. Les plus étranges idées me traversaient l’esprit. Il me semblait que tout le monde me reconnaissait, ceux même qui ne m’avaient jamais vu. Quiconque me regardait n’allait-il pas s’écrier : C’est un zouave, un fugitif? J’évitai de rencontrer les yeux des passans. La vue des Prussiens que je croisais dans les ruelles d’Étain me donnait le frisson. L’un d’eux n’allait-il pas me mettre la main au collet? Par exemple j’étais décidé à me faire tuer sur place. Je m’efforçais d’imiter de mon mieux la tournure et la marche pesante de mon guide. — Ça, me disais-je, Étain est donc grand comme une ville? Nous marchions à peine depuis cinq minutes, et il me semblait que j’avais parcouru déjà deux ou trois kilomètres de maisons.

La dernière m’apparut enfin; un soupir saluait déjà ma sortie