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Aucun des camarades du mort ne remua; je commençai à comprendre ce que c’était que la discipline prussienne.

Rentrés à Sedan par la porte de Paris, nous en sortîmes par la porte de Balan. Cette ville, que j’avais vue encombrée de troupes françaises, était alors occupée par une garnison de soldats de la landwehr. Des malades et des blessés se traînaient ici et là. Les habitans nous regardaient passer d’un air morne. Quand ils pensaient n’être pas vus par nos gardiens, quelques-uns d’entre eux s’approchaient de nous pour nous donner du pain ou des morceaux de viande, aumône de la ruine à la misère. Notre colonne, composée de huit cents hommes à peu près, comptait des officiers de toutes armes. La cavalerie et l’artillerie y avaient un grand nombre de représentans. Leurs uniformes ne les eussent-ils pas désignés, on les aurait reconnus à la pesanteur de leur marche, alourdie par leurs grosses bottes et la basane de leurs pantalons. C’était au tour des fantassins de payer en sourires les railleries des cavaliers; mais qui pensait à sourire en ce moment-là? Il ne restait plus trace de la vieille gaîté gauloise. Ce sentiment qu’on était prisonnier écrasait tout. Des officiers qui portaient la médaille de Crimée et d’Italie essuyaient des larmes furtivement. Il semblait que cette troupe dont la file s’allongeait sur la route portât le deuil de cent années de victoires effacées en un jour par un désastre. Nous avions pour escorte deux forts pelotons d’infanterie prussienne portant le casque à pointe, et qui marchaient l’un en tête de la colonne, l’autre en queue. Et sur les bas côtés de la route, la flanquant de deux mètres en deux mètres, des sentinelles nous accompagnaient, le fusil chargé sur l’épaule. On nous avait prévenus qu’à la moindre alerte elles avaient ordre de faire feu. Des uhlans, le pistolet au poing, faisaient la navette, et passaient au grand trot de l’avant-garde à l’arrière-garde de la colonne, bousculant tout.

La route était défoncée, les chariots cahotaient dans les ornières. Nous marchions dans la boue. On ne voyait partout que chaumières brûlées, arbres abattus, champs ravagés. C’est ainsi que nous arrivâmes à Bazeilles. Qui a vu ce spectacle ne l’oubliera jamais. Il semblait qu’une trombe se fût jetée sur le village. Tout y était par terre. Un amoncellement de toitures effondrées et de murailles tombées au ras du sol, des débris de meubles calcinés, des poutrelles rompues, des charrettes en morceaux, des charrues et des herses brisées par le milieu, des lambeaux de volets et de portes pendant sur leurs gonds, des carcasses d’animaux atteints par les balles et surpris par le feu, les jardins en ruine avec leurs treilles et leurs pommiers noircis, partout les traces de l’incendie. On marchait sur des éclats d’obus. Il y avait à et là sur des pans de mur de larges