Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tais dans une mare. L’eau clapotait le long de mes épaules et de mes jambes. Je sautai sur mes genoux. Le sergent qui déjà m’avait parlé risqua un coup d’œil de mon côté, et m’aperçut dans ma baignoire. — Ça, reprit-il, c’est les rigoles. — Je n’en pouvais douter. La pluie avait rempli les rigoles creusées autour de la tente et au bord desquelles je me trouvais. Elles débordaient sur moi.

Il était dix heures, je ruisselais. Autour de moi, on ronflait. J’abandonnai la tente et achevai ma nuit en promenades. C’est dans ces momens-là que l’on devine la douceur des occupations qui vous paraissaient fatigantes autrefois. — Je revoyais en esprit la petite chambre voisine de la rue de Turenne, la cheminée flambante, la tasse de thé, la table auprès desquelles j’avais passé des heures à la clarté d’une lampe placée entre des livres. — Et j’avais pu me plaindre du travail nocturne !

Le jour arriva. La pluie continuait à tomber avec la même abondance et la même tranquillité. Les rives de la Meuse s’enveloppaient d’un rideau de brume. Les Prussiens avaient commencé une sorte de distribution sommaire ; elle se composait d’un demi-biscuit par homme et pour deux jours. On y courait cependant. C’était une distraction encore plus qu’un soulagement. Malheur à qui laissait traîner un morceau de cette maigre pitance ! On avait pour boisson l’eau de la rivière, à laquelle on allait par troupes remplir ses bidons. Ce régime et cette température faisaient des vides parmi les prisonniers ; qui tombait malade était perdu. Un cas de fièvre était un cas de mort. Point de médecins et point de médicamens. On avait la terre pour dormir et un quart de biscuit pour ne pas mourir de faim. J’avais fait la connaissance d’un chasseur d’Afrique, engagé volontaire comme moi. C’était un garçon qui avait le visage d’une jeune fille, et avec cela vif comme un oiseau et brave comme un chien de berger. Rien n’avait de prise sur ce caractère robuste, ni la fatigue, ni les mésaventures. À chaque nouvelle épreuve, il secouait ses épaules comme un terre-neuve qui sort de l’eau. Didier ne tarissait pas en histoires incroyables. J’ai toujours pensé que ma nouvelle connaissance était de cette famille de Parisiens qui, leur patrimoine croqué, s’arrangent d’un sabre pour avoir un cheval. Il était porté pour la croix. Un jour il m’offrit son quart de biscuit. — Et toi ? lui dis-je.

— Je n’ai pas faim.

Et comme j’hésitais : — Un de ces jours tu me rendras un gigot, si tu trouves encore un mouton, reprit-il en riant.

Il me tendit la main, et s’éloigna. Je remarquai qu’il avait les yeux tristes. Le souvenir de ces yeux me poursuivit tout le soir. Le lendemain, errant sur un chemin, j’avisai quatre soldats qui por-