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davres. Des familles tremblaient autour de leurs demeures. Un officier d’état-major à cheval attendait la colonne des pantalons rouges. A mesure que nous passions : — Par ici, messieurs de l’infanterie ! Par là, messieurs de la cavalerie ! criait-il d’une voix forte. Fantassins et cavaliers s’ébranlaient et se rangeaient à droite et à gauche. Pendant une heure, ces grands troupeaux d’hommes attendirent dans la boue. Cet abattement qui suit les grands désastres les avait saisis. Les plus las se couchaient sur les tas de pierres. La faim l’emporta sur mon marasme, et, tirant de ma poche un biscuit et un morceau de lard cru, j’y mordis à belles dents. Personne autour de moi ne savait où nous allions. Au bout d’une heure, la colonne se remit en marche. La route était détrempée de flaques d’eau dans lesquelles nous entrions jusqu’à mi-jambe. Echelonnés le long de cette route, des pelotons composés d’une vingtaine de soldats prussiens montaient la garde de 50 mètres en 50 mètres. Immobiles, ces soldats nous regardaient passer. Ils portaient devant eux une cartouchière ouverte où nous pouvions voir des cartouches admirablement rangées. Pendant que l’infanterie veillait sur la masse mouvante des prisonniers, des cavaliers, le pistolet au poing, couraient à travers champs, et ramenaient ceux qui s’égaraient. Les coups de plat de sabre pleuvaient. Nous marchions sans ordre, officiers et soldats pêle-mêle. Le respect avait disparu avec la discipline. Les capotes grises ne se gênaient pas pour heurter au passage les manches galonnées d’or. Les cavaliers bousculaient leurs capitaines. C’était l’anarchie sous l’uniforme, la pire de toutes; des rixes s’ensuivaient quelquefois.

A l’extrémité de la route que nous suivions s’ouvrait un pont qui enjambait un canal, et donnait accès dans une sorte d’île formée par une grande courbe de la Meuse, qui dessine un oméga. Les deux pointes de l’oméga sont reliées par ce canal, qui ferme hermétiquement l’île vers laquelle on nous poussait par troupes. Nous étions dans l’île d’Iges, ou presqu’île de Glaires, comme dans une prison. Une rivière lui sert de murailles. Une ceinture d’eau n’est pas un obstacle moins infranchissable souvent qu’une ceinture de briques et de moellons. Il m’a été facile d’en faire l’expérience pendant les quelques jours que j’ai passés dans l’île, tournant autour de mon domaine avec la monotone et patiente régularité des animaux en cage, qui fatiguent le regard par la constance de leur marche inutile.

Les vieux zouaves jetaient un coup d’œil autour d’eux froidement. Les plus jeunes pressaient le pas pour mesurer l’étendue du champ qu’on leur livrait. Une tristesse sombre se peignait sur quelques visages; d’autres, en plus grand nombre, exprimaient