Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sortie par la bouche; je m’élançai vers lui. — Il est mordu, reprit mon vieux voisin.

J’avais le cœur un peu lourd. Un mouvement machinal m’avait fait allonger les doigts vers le paquet de cartouches qu’un filet de sang gagnait. J’en mis une partie sur l’herbe autour de moi, et le reste dans mes larges poches. — Tu n’as donc pas de ceinturon? me dit l’homme qui conjuguait si bien le verbe mordre. Et sur ma réponse négative : — Quelle brute! fit-il en haussant les épaules, — Débouclant alors le ceinturon du pauvre mort, froidement il l’ajusta autour de ma taille. Nous continuions à tirailler. — Trente hommes de bonne volonté! cria tout à coup notre lieutenant.

Je fus sur pied aussitôt. La plupart de mes camarades étaient debout. — Il s’agit de retourner aux créneaux et vivement! cria le lieutenant. — Nous partîmes tous en courant. Déjà les chaînes du pont-levis s’abaissaient. Notre élan fut si rapide, que plusieurs d’entre nous se trouvèrent sur le tablier, suspendus dans le vide, avant qu’il eût touché le bord opposé. Arrivés-là, un bond nous porta vers les créneaux. Les Prussiens, embusqués de l’autre côté, nous envoyaient des décharges terribles presque à bout portant. On a la fièvre dans ces momens-là, et la bouche d’un canon ne vous ferait pas peur; mais quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apercevoir en arrivant à mon poste que le revers du créneau était habité ! Devant moi soufflait un visage rouge que coupait en deux une longue paire de moustaches hérissées. Un casque luisait au sommet de ce visage qui grimaçait. Deux canons de fusil s’abattirent dans l’ouverture du créneau presque en même temps, l’un menaçant l’autre; mais le mien partit le premier. J’entendis un cri étouffé, et le visage rouge disparut. Je ne me risquai pas à regarder de l’autre côté. Les mobiles rangés le long du rempart tiraient toujours, et quelques-unes de leurs balles arrivaient dans le clos où nous restions accroupis; mais les Prussiens nous donnaient trop de besogne pour qu’aucun de nous eût le temps de s’occuper de ce qui se passait derrière lui.

Une violente détonation cependant me fit tourner la tête : c’était le canon dont un premier coup avait attiré l’attention des batteries prussiennes qui envoyait des paquets de mitraille aux maisons voisines pour en déloger les Bavarois. Des cartouches de chassepot lui avaient fourni la poudre et les balles. A la première décharge, les soldats à la veste bleue ou couverts de la lourde capote grise sautèrent comme des rats surpris par une explosion dans leur grenier. Les plus agiles bondissaient par-dessus les murs et les enclos; les plus fins ou les plus timides rampaient çà et là, profitant du moindre pan de muraille, des plis du terrain, des obstacles épars sur la route, pour dissimuler leur présence. D’autres, qui ne voulaient pas recu-