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hâta de fermer ses portes et d’expédier les diplômes à ceux des concurrens désignés par leur numéro d’ordre. Ingénieur civil depuis quelques heures, j’étais soldat, et faisais partie du bataillon de Passy portant le n° 13.

La garde mobile de la Seine n’était pas encore organisée qu’il était facile déjà de reconnaître le mauvais esprit qui l’animait. Elle poussait l’amour de l’indiscipline jusqu’à l’absurde. Qui ne se rappelle encore ces départs bruyans qui remplissaient la rue Lafayette de voitures de toute sorte conduisant à la gare du chemin de fer de l’Est des bataillons composés d’élémens de toute nature? Quelles attitudes ! quel tapage ! quels cris ! A la vue de ces bandes qui partaient en fiacre après boire, il était aisé de pressentir quel triste exemple elles donneraient.

Mon bataillon partit le 6 août pour le camp de Châlons; ce furent, jusqu’à la gare de La Villette, où i! s’embarqua, les mêmes cris, les mêmes voitures, les mêmes chants. Des voix enrouées chantaient encore à Château-Thierry. Les chefs de gare ne savaient auquel entendre, les hommes d’équipe étaient dans l’ahurissement. A chaque halte nouvelle, c’était une débandade. Les moblots s’envolaient des voitures et couraient aux buvettes, quelques-uns s’y oubliaient. On faisait à ceux d’entre nous qui avaient conservé leur sang-froid des récits lamentables de ce qui s’était passé la veille et les jours précédens. Un certain nombre de ces enfans de Paris avaient exécuté de véritables razzias dans les buffets, où tout avait disparu, la vaisselle après les comestibles; les plus facétieux emportaient les verres et les assiettes, qu’ils jetaient chemin faisant par la portière des wagons : histoire de faire du bruit et de rire un peu. Des courses impétueuses lançaient les officiers zélés à la poursuite des soldats, qui s’égaraient dans les fermes voisines, trouvant drôle de « cueillir çà et là » des lapins et des poules. On se mettait aux fenêtres pour les voir.

A mon arrivée à Châlons, la gare et les salles d’attente, les cours, les hangars, étaient remplis d’écloppés et de blessés couchés par terre, étendus sur des bancs, s’appuyant aux murs. Là étaient les débris vivans des meurtrières rencontres des premiers jours : dragons, zouaves, chasseurs de Vincennes, turcos, soldats de la ligne, hussards, lanciers, tous hâves, silencieux, mornes, traînant ce qui leur restait de souffle. Point de paille, point d’ambulance, point de médecins. Ils attendaient qu’un convoi les prît. Des centaines de wagons encombraient la voie. Il fallait dix manœuvres pour le passage d’un train. Le personnel de la gare ne dormait plus, était sur les dents.

Au moment où nous allions quitter Paris, nous avions eu la nouvelle de ces défaites, sitôt suivies d’irréparables désastres. Mainte-