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sans doute doubler ce nombre, et il convient peut-être de le tripler en y faisant entrer les femmes et les enfans, dont on ne saurait, hélas! négliger le rôle dans les troubles civils[1]. Paris renfermait donc de 150,000 à 200,000 artisans de désordre, chiffre effrayant, loin cependant de la majorité, loin surtout d’avoir une valeur égale, comme expression de l’opinion parisienne, à celle des autres parties de la population. Presque tous les élémens en sont fournis en effet par ces faubourgs qui ne font partie de Paris que depuis une dizaine d’années et par cette masse à peu près nomade que déversent sans cesse dans Paris la province et l’étranger. Ajoutez que 200,000 individus égarés ou pervers ne donnent pas une force agissante de 200,000 rebelles. Une émeute ordinaire ne voit descendre dans la rue qu’une très faible partie de ceux dont les vœux sont avec elle. Le danger au 18 mars, on ne saurait trop le rappeler, était moins dans le nombre des ennemis de l’ordre que dans l’erreur d’un gouvernement qui, trop confiant dans l’esprit de l’armée et dans l’initiative des hommes d’ordre, appela lui-même aux armes le ban et l’arrière-ban de l’émeute, après leur avoir fourni toutes facilités pour une action commune. M. Jules Favre s’est amèrement reproché l’aveugle insistance avec laquelle il s’est opposé dans la négociation de l’armistice au désarmement de la garde nationale parisienne. Combien cette faute a-t-elle été aggravée par le maintien, malgré l’état de paix, d’un service actif réunissant chaque jour sous les armes un tiers de ces bataillons, dont une portion si considérable était dans la main des factieux! C’était, au nom de la loi, préparer le renversement de la loi; c’était retarder la reprise du travail en donnant une excuse légitime à ceux qui n’avaient plus le cœur à l’ouvrage, comme ils le disaient eux-mêmes, et qui craignaient moins de ne plus retrouver le salaire que de perdre la solde. C’était laisser les esprits faibles et flottans sous la direction des fauteurs de désordre; c’était enfui, quand une occasion propice s’offrirait aux chefs, leur donner une armée où les moins décidés, incorporés avec les plus ardens, soumis à la même discipline et recevant les mêmes ordres, suivraient docilement l’impulsion commune. On sait comment se grossissent les émeutes. Tel qui un instant auparavant ne songeait à rien de mal, une fois mêlé à la foule, en partage et quelquefois en dépasse toutes les fureurs. Or, le 18 mars, le gouvernement, résolu à frapper un grand coup en enlevant à la sédition les retranchemens qu’elle avait éle-

  1. Les voix acquises à l’insurrection du 18 mars dans l’élection des membres de la commune peuvent être évaluées à 140,000; mais il faut tenir compte, comme ayant contribué à grossir ce chiffre, de l’influence des faits accomplis, de l’absence de candidatures relativement modérées dans plusieurs arrondissemens et des irrégularités plus que vraisemblables d’un vote sans contrôle.