Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laisser adorer à Rome, Auguste accepta cet hommage. Le génie d’un homme n’étant, d’après les croyances romaines, que la partie la plus spirituelle et la plus divine de lui-même, celle par laquelle il existe et qui lui survit, puisqu’on l’adore après la mort sous le nom de lare, on pouvait bien sous celui de genius lui rendre quelques honneurs pendant la vie. Les esclaves, les affranchis, les cliens, juraient par le génie du maître ; c’était pour eux une sorte de dieu vivant dont on associait le culte à celui des divinités qui protègent la maison. L’idée devait venir naturellement aux Romains de jurer aussi par le génie d’Auguste, et de placer son image auprès des dieux de la famille. N’était-ce pas lui qui assurait à tout le monde la tranquillité intérieure ? et, si les réunions domestiques n’étaient plus troublées comme autrefois par le bruit des batailles de la rue, ne le devait-on pas à sa sagesse ? Il était donc aussi un des dieux protecteurs du foyer. Horace lui disait déjà en 740 : « Après avoir travaillé tout le jour en paix, le laboureur retourne joyeux à son repas du soir. Il ne le finit point sans inviter ta divinité à sa table : il élève vers toi ses prières, il t’offre le vin répandu de sa coupe, il mêle ton nom à celui de ses lares. » Ainsi les magistri vicorum, en associant le génie d’Auguste aux deux lares des carrefours, ne couraient aucun risque de choquer l’opinion publique ; au contraire, elle les avait devancés dans cet hommage. Ils ne faisaient que suivre au nom de l’état ce qui se pratiquait depuis longtemps dans l’intérieur des familles.

Ce n’en était pas moins un acte de la plus adroite politique de mettre ainsi l’apothéose impériale à sa naissance, et quand elle pouvait être contestée, sous la protection de ce que les Romains respectaient le plus, la religion du foyer. Ce qui était bien plus habile encore, c’était d’intéresser à ce culte nouveau et au pouvoir dont il émanait les petits bourgeois, les affranchis, les esclaves, toutes les classes inférieures et déshéritées. La république les avait fort négligées, l’empire leur tendait la main. De ces pauvres gens que la société regardait à peine comme des hommes, il faisait des magistrats. Ces esclaves avaient le droit de se réunir, et ils élevaient à frais communs des monumens au bas desquels on lisait leurs noms obscurs. Ces affranchis prenaient plusieurs fois par an la robe à bandes de pourpre, comme les préteurs et les consuls ; ils donnaient des jeux, ils présidaient des cérémonies publiques, et se faisaient précéder par deux licteurs pour écarter la foule devant eux. Tous ces privilèges, auxquels ils étaient d’autant plus sensibles qu’on les avait plus humiliés jusque-là, ils savaient bien qu’ils les tenaient uniquement du prince ; ils n’ignoraient pas que leur importance était intimement liée au culte impérial. Aussi les voit-on