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devrait leur rendre d’autre culte que quelques larmes ! » Il oubliait que l’année précédente il ne s’était pas contenté de pleurer sa fille Tullia, et qu’égaré par sa douleur il avait eu le désir de la diviniser. Il annonçait formellement son projet dans cet ouvrage qu’il s’était adressé à lui-même pour se consoler : « Si jamais il fut un être animé digne des honneurs divins, ô Tullia, c’était toi. Cette récompense t’est due, et je veux te la donner. Je veux que la meilleure et la plus savante des femmes, avec l’assentiment des dieux immortels, prenne place dans leur assemblée, et que l’opinion de tous les hommes la regarde comme une déesse. » C’était une sorte d’engagement qu’il avait pris avec lui-même, et qu’il voulait tenir. Aussi ne fut-il occupé pendant quelques mois que de chercher un emplacement dans un endroit fréquenté pour y élever un temple à sa fille, et, comme Atticus, malgré sa complaisance ordinaire, faisait quelques objections, il lui répondait d’un ton qui n’admettait pas de réplique : « C’est un temple que je veux, on ne peut m’ôter cela de la pensée. Je veux éviter toute ressemblance avec un tombeau pour arriver à une véritable apothéose. » Ce qui l’encourageait dans son dessein, c’est qu’il voyait de grands esprits accepter et défendre cette croyance populaire. Il se servait de leur autorité pour vaincre l’opposition d’Atticus. « Quelques-uns des écrivains, lui disait-il, que j’ai maintenant entre les mains m’approuvent. » Il faisait allusion à certains philosophes et surtout ceux du Portique[1]. Les stoïciens n’avouaient pas à la vérité que toutes les âmes après la mort montaient au ciel ; mais ils l’accordaient à quelques-unes. L’âme du sage, professaient-ils, n’est pas seulement immortelle, elle est divine, et la vertu lui ouvre les demeures célestes. C’est là que Lucain place Pompée, a quand le crime d’un Égyptien lui eut offert ce trépas qu’il devait chercher ; » c’est là, selon lui, qu’habitent les mânes des demi-dieux, c’est-à-dire des sages et des grands hommes. Ils y jouissent à peu près des privilèges de la divinité : ils vivent au milieu d’un air subtil, parmi les étoiles fixes et les astres errans ; inondés d’une lumière pure, ils regardent en pitié cette nuit profonde que sur la terre nous appelons le jour. Monter au ciel, devenir dieu ou presque dieu, voilà la récompense promise aux gens vertueux par le stoïcisme. Tout le monde peut y atteindre,

  1. C’était aussi l’opinion des théologiens de Rome. Le savant Labéon, résumant les doctrines qu’il tenait des Étrusques, avait composé tout un traité, cité par les pères de l’église, sur les dieux qui avaient commencé par être des hommes, de diis animalibus. On pouvait, selon lui, faire de l’âme humaine un dieu, et c’est par la vertu de certains sacrifices que le miracle s’opérait. Ces sacrifices étaient sans doute les rites mêmes des funérailles, auxquels la religion accordait tant d’importance ; quand ils avaient lié exactement accomplis, quand on n’avait omis aucune cérémonie, aucune prière, l’âme du défunt prenait place parmi les dii animales.