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Cette apothéose n’était pas, comme on a voulu le croire, une pure flatterie ; elle eut les conséquences politiques les plus graves. Il serait aisé par exemple de faire voir comment le culte de Rome et d’Auguste servit au maintien de la vie municipale dans les cités et au réveil de l’esprit national dans les provinces ; mais nous voulons nous borner pour aujourd’hui à expliquer comment vint aux Romains la pensée de rendre des honneurs divins aux césars, et montrer par quels degrés ils y furent conduits.


I.

L’apothéose des souverains est peut-être de nos jours ce qui nous étonne le plus dans les cultes antiques. La raison en est facile à comprendre. Toutes les religions que pratique le monde actuel professent l’unité de Dieu. Quand on ne reconnaît qu’un Dieu, il devient si grand par sa solitude même, et sa grandeur le met si haut qu’il n’est plus possible d’élever un homme jusqu’à lui ; mais les anciens, qui étaient polythéistes, ne pouvaient pas avoir les mêmes scrupules : ce n’était pas une affaire d’adorer un dieu de plus, quand on en avait déjà plusieurs milliers. L’importance de ces dieux était d’ailleurs aussi diverse que leurs fonctions étaient variées, et parmi eux il y en avait beaucoup qui, plus humbles, plus modestes, se rapprochaient par degrés de la condition humaine. Il n’existait donc pas comme aujourd’hui de barrière infranchissable entre Dieu et l’homme ; au contraire, la religion semblait ménager entre eux une série de transitions qui conduisaient insensiblement de l’un à l’autre. Ces intermédiaires familiarisaient tout le monde avec l’idée qu’il n’est pas impossible de passer de l’humanité à la divinité. On sait qu’un système célèbre, imaginé chez les Grecs pour rendre compte de l’origine des religions, et qu’on appelait l’évhémérisme, du nom de son créateur, prétendait établir que tous les dieux avaient commencé par être des hommes que la reconnaissance ou la peur avait divinisés après leur mort. Ce qui fit le succès de ce système, c’est qu’il s’appuyait sur des croyances générales, et que, bien avant Evhémère, il y avait une sorte d’évhémérisme populaire et grossier qui donna créance à l’autre. Les légendes primitives de tous les peuples racontaient que d’anciens héros avaient obtenu le ciel en récompense de leur courage. Presque partout les villes importantes avaient coutume de rendre les honneurs divins à leur fondateur. Il devenait naturellement pour la cité un patron particulier, un protecteur spécial, et, comme il lui appartenait en propre, c’est à lui que le peuple avait surtout confiance, qu’il adressait le plus volontiers ses prières. Les gens éclairés étaient forcés eux-mêmes de témoigner pour lui beaucoup d’égards,