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lochore, Aristote, Théophraste, personne ne s’en faisait plus une idée juste. L’auteur semble prononcer un plaidoyer, parler devant un tribunal ; il a l’air de supposer que ceux qui l’écoutent vont voter dans quelques instans sur la question de savoir si ce sera Alcibiade, Nicias ou lui qui sera condamné au bannissement. Or il y avait bien une délibération préliminaire dans le sénat et dans l’assemblée pour savoir s’il convenait de procéder à un vote d’ostracisme ; mais nous ne voyons nulle part que ceux qu’il pouvait frapper aient été admis à prononcer une défense ou à attaquer leur adversaire comme on le faisait devant le jury. Rappelez-vous, vraie ou fausse, l’anecdote célèbre que raconte Plutarque à propos d’Aristide ; voyez comment s’y prennent Alcibiade, Nicias et Phæax pour jouer à Hyperbolos le tour que l’on sait : tous ces faits paraissent bien prouver que le vote avait lieu sans être précédé d’un débat judiciaire. Il n’y avait point là de jury convoqué pour entendre les parties et pour rendre un verdict ; c’était le peuple de l’Attique qui se réunissait tout entier afin d’accomplir un grand acte de prévoyance politique. Des barrières étaient dressées sur la place spacieuse du marché ; les tribus défilaient l’une après l’autre et déposaient leur suffrage. Aucun nom ne leur était imposé ou même proposé d’avance ; mais depuis des semaines on ne parlait point dans la ville d’autre chose que des titres, des mérites et des fautes de ces rivaux d’influence et de popularité entre lesquels il allait falloir faire un choix. Hors quelques électeurs ruraux, comme celui dont Aristide se chargea d’écrire le bulletin, chacun, à la suite de toutes ces conversations et de ces discussions, avait pris son parti. La décision devait être présumée aussi libre et aussi éclairée qu’elle peut l’être là où existe le suffrage universel.

L’auteur du discours, en traitant son sujet comme un plaidoyer prononcé devant un tribunal dont il sollicite l’arrêt, commet donc une première erreur où ne serait pas tombé un contemporain d’Alcibiade. Ce n’est pas tout. Il attaque l’ostracisme comme une institution dangereuse et injuste ; ces critiques, auxquelles personne ne songeait dans le cours du ve siècle, trahissent un temps où le bannissement d’Hyperbolos avait déjà décrié cet expédient utile à tant d’égards. Enfin l’orateur dit en commençant que la lutte est entre Nicias, Alcibiade et lui ; puis il ne prononce même plus le nom de Nicias. S’il avait eu en réalité à craindre de voir le peuple lui préférer Nicias, n’aurait-il pas cherché aussi à rendre Nicias odieux et à trouver des raisons qui décidassent l’assemblée à bannir Nicias, si elle ne voulait bannir Alcibiade ? Au contraire cette anomalie ne s’explique-t-elle pas d’elle-même, si on consent à ne voir dans l’ostracisme qu’un prétexte, et dans ce discours qu’une déclamation d’école ?