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nombreux pourtant (6 pour 1,000 environ) quand on songe à cette accumulation de souffrances. Nos morts reposent maintenant auprès des Suisses qui leur ont offert la suprême hospitalité du cimetière, un lien de plus entre les deux nations. D’où vient que cette aventure si menaçante ait si bien tourné, si bien fini, non sans de vigoureux efforts, mais sans humeur et sans fatigue ? C’est que les Suisses, plus heureux que nous, comme l’a dit M. Jules Favre, jouissent depuis longtemps d’une liberté solidement assise sur la sagesse des habitudes et sur la virilité des mœurs. En France, nous n’avons réellement pas de vie publique. Sommes-nous attaqués, nous comptons sur l’armée ; y a-t-il du désordre dans la rue, nous laissons faire le gendarme ou le policier, et quant aux malades, ils ont pour eux les hôpitaux, les hôpitaux ont des infirmiers, des religieuses. En Suisse, chaque citoyen a sa part de responsabilité civile, tous les hommes maintiennent l’ordre et gardent les frontières, toutes les femmes sont sœurs de charité, si bien que les victimes de toutes les calamités trouvent de l’autre côté du Jura non-seulement des autorités politiques et militaires, des administrations publiques, mais des millions de bras ouverts et tendus pour les secourir. Et ces volontaires de toutes les bonnes œuvres sont fort étonnés de provoquer chez nous tant de gratitude et d’admiration. Les remercîmens de nos généraux, de nos ministres, les adresses de tant de villes françaises, les adieux pathétiques de nos soldats, l’hommage éclatant rendu à la confédération par notre assemblée nationale, paraissent excessifs à beaucoup de Suisses, qui craignent l’ivresse de l’encens. Le vénérable général Dufour disait l’autre jour à des officiers de l’armée fédérale : « Sous la conduite d’un chef aussi habile qu’énergique (M. Herzog), vous avez, messieurs, réalisé ce qui a été le rêve de toute ma vie ; vous avez prouvé que la Suisse était capable de faire respecter sa neutralité. Beaucoup de gens en doutaient ; mais j’ai toujours eu confiance dans notre armée et dans les services qu’on pouvait attendre de son dévoûment. Grâce aux circonstances qui ont accompagné l’entrée sur notre territoire et le désarmement d’une armée considérable encore, la Suisse est aujourd’hui plus respectée que jamais. Les éloges ne nous sont pas ménagés, et il ne tiendrait qu’à nous vraiment de nous croire sur parole le premier peuple du monde. Ne nous glorifions pas trop cependant, et songeons à mériter plutôt ces éloges qu’à nous monter la tête en nous complaisant dans le bien qu’on dit de nous. » Belles paroles certes, mais d’une modestie trop rigoureuse, car les éloges qu’on lui adresse, si grands qu’ils soient, la Suisse les a mérités, et c’est la récompense de ses enfans de pouvoir aujourd’hui les entendre avec un légitime orgueil.

Marc-Monnier.