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partient à des personnes qu’on appelle des fabriques, qui ont parfaitement le droit de les posséder, et, si vous vous en emparez, vous vous exposez à des peines écrites dans les lois. — L’archevêque me parla ensuite des visites qu’il avait reçues de M. Washburn, le ministre des États-Unis, et des négociations engagées pour obtenir un échange de prisonniers entre le gouvernement et la commune. Je lui rappelai alors l’allusion que Raoul Rigault avait faite à de nouvelles négociations. Il me dit qu’il en avait connaissance, et que M. Washburn y apportait un grand zèle. Il revint ensuite à sa défense, à la nécessité d’un sursis, à la composition du jury. Il parlait avec une grande douceur, une liberté d’esprit parfaite, quelquefois avec une ironie sans amertume. Il me dit que pendant longtemps on l’avait laissé se promener dans le préau, soit avec l’abbé Deguerry, soit avec le président Bonjean. — Le président, a-t-il ajouté, m’a proposé de me défendre ; mais je lui ai dit qu’il aurait assez à faire de se défendre lui-même. — L’archevêque me parla ensuite de sa sœur, qui a été arrêtée avec lui, puis relâchée il y a quinze jours. Je lui demandai si je pouvais lui rendre quelque service, s’il avait quelque lettre à transmettre, s’il avait besoin de quelque chose. — Rien, me dit-il, je n’ai besoin de rien, si ce n’est qu’on me laisse ici ; qu’on vienne m’y fusiller, si l’on veut, mais je ne pourrais pas aller là-bas. Le docteur a dû le leur dire. — Après une demi-heure de conversation, je lui tendis la main et pressai la sienne avec émotion. Plus d’une fois je sentais les larmes me gagner. Il me dit adieu avec effusion, me remerciant vivement de ma charité. Ma visite, l’assurance que je lui donnais que le jugement n’aurait pas lieu tout de suite, la promesse que je lui fis de venir le voir souvent, l’avaient évidemment remonté. Quand je me levai, il rejeta vivement la couverture de laine grossière qui l’enveloppait à moitié, descendit de son grabat sans que je pusse l’en empêcher, et, me serrant la main dans les siennes, il me reconduisit jusqu’à la porte. — Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ? — Mardi, monseigneur, — et je sortis. Sa cellule porte le no 62.

« Celle de M. Deguerry est près de là, à trois ou quatre numéros plus loin. Lorsque j’entrai, il était assis entre le lit et la table sur l’unique chaise de la cellule. Sur la table étaient quelques livres, des journaux et un petit crucifix en cuivre, comme ceux que portent les religieuses. Sans se lever, le pauvre curé me tendit les bras et m’embrassa longuement, puis il me força de prendre sa chaise. — Ah ! j’ai bien le temps d’y être, me dit-il. — Et il s’assit près de moi sur le pied de son lit. Je ne le trouvai pas changé, seulement il avait maigri. Sa barbe et ses moustaches blanches se détachaient sur son teint rouge et sur ses grands traits, qu’encadraient les restes de sa plantureuse chevelure. Avec son abondance ordinaire, le bon curé se mit à me raconter les propos burlesques que lui avaient tenus Rigault et Dacosta. « Qu’est-ce que c’est