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grand jour ; à dix heures juste, conduite par le général Uhrich en personne, la première colonne d’émigrans était à la porte d’Austerlitz. On peut se figurer la caravane : soixante chars de réquisition bourrés de paille, puis des véhicules de toute sorte, voitures de place et de remise, omnibus d’hôtels et de chemins de fer chargés de tout le monde qu’ils pouvaient porter et roulant en longue file, tandis qu’une foule de femmes et d’enfans suivaient à pied, et dans ce torrent humain pas un homme ; seulement çà et là quelque vieillard. Tous ces voyageurs rayonnaient de joie et de gratitude ; le soleil était de la fête, et le canon se taisait. Pour laisser passer les voitures sortant de Strasbourg, il fallut abattre une partie des barricades dressées dans la campagne par les Badois, ce qui fâchait leurs officiers, car ces barrières devaient ensuite être relevées sous le feu de la place. Aussitôt un des membres de la légation, s’adressant au général Uhrich, demanda qu’un délai fût accordé jusqu’à midi pour rétablir les travaux dont le passage des émigrans exigeait la démolition. « Oh ! répondit aussitôt le général de la façon la plus aimable, non pas jusqu’à midi, jusqu’à une heure et plus tard, s’il le faut ; on leur laissera tout le temps nécessaire. » Un dernier trait que nous trouvons dans le rapport du colonel de Büren : les assiégés libérés ne sortirent pas tous sans inquiétude ; on assure même qu’il y en eut qui aimèrent mieux rester, les uns parce qu’ils craignaient les boulets sur les grandes routes, les autres parce qu’ils n’avaient pas une foi entière dans la députation. Ces délégués suisses auraient bien pu être des espions prussiens ; il était donc plus prudent de ne pas quitter la ville. Cependant les émigrans furent accueillis avec des transports de joie. Plusieurs villes avaient sollicité l’honneur de les recevoir ; quelques-unes en avaient réclamé un certain nombre, comme on revendique un droit incontesté. Un comité de secours aux Strasbourgeois résidait à Bâle, sous la présidence de M. Kœchlin ; ce comité, entre autres bienfaits, délivrait aux émigrans des lettres de recommandation qui leur faisaient obtenir des billets gratuits sur tous les chemins de fer suisses. Quant aux railways badois, ils ne transportaient sans frais que les Strasbourgeois sans ressources. Or ceux qui portaient des habits décens, n’eussent-ils rien dans leurs poches, passaient pour avoir des ressources ; c’était alors le comité suisse qui payait le chemin de fer badois.

La ville prise, tout ne fut pas fini ; plus de 6,000 Strasbourgeois restaient sans abri, tout leur manquait : l’argent d’abord, puis les meubles, les lits, les vêtemens ; 10,000 francs de vivres et 12,000 francs en argent leur furent aussitôt envoyés de Bâle. Ce qu’elle faisait pour la forteresse du Rhin, la Suisse le fit aussi, le tenta du moins pour toutes les autres places assiégées ; c’est à elle que recouraient toutes les victimes des vainqueurs. MM. Erck-