Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/509

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puissance de dissimulation. Intelligent et courageux, il savait caresser et plaire pour arriver à son but. Son audace n’avait pas plus de limites que sa bassesse à l’occasion. Il était l’agent secret de l’Angleterre, et se flattait de partager le royaume avec Édouard III. Faux monnayeur lui-même, il était sourdement de l’opposition sur la question des monnaies, et recherchait la popularité par tous les moyens familiers aux conjurés émérites. Malgré ses vices et son surnom, il avait acquis une certaine importance politique, et s’appliquait à jouer son rôle avec une merveilleuse habileté. Mézeray a peint en quelques traits cette étrange figure. « Il avait, dit-il, toutes les bonnes qualités qu’une méchante âme rend pernicieuses, l’esprit, l’éloquence, l’adresse, la hardiesse et la libéralité. » Perfide, vindicatif et cruel, l’astuce la plus veloutée et l’esprit le plus aimable le changeaient en séducteur irrésistible pour les femmes et le populaire de Paris. Dès sa jeunesse, on avait pressenti ce qu’il fut, le personnage le plus dangereux de l’époque. L’érudit et honnête Secousse, qui l’a étudié si consciencieusement en deux volumes in-quarto, l’a déclaré sur vue de pièces « le plus habile et tout à la fois le plus méchant homme de son temps. » La réhabilitation de cet infernal caractère a tenté quelques esprits de notre siècle, et le roi Jean en a payé les frais.

Le roi Jean, que Froissart témoigne avoir été si attaché à ses parens, et qui était de grand’conception, hors de son air, plein de perspicacité en dehors de ses courroux, comprit qu’il valait mieux ménager qu’irriter ce caractère, lui montra une affection confiante, cru se l’attacher en lui donnant une de ses filles en mariage, et ne fit qu’exciter les passions d’un prince dont il avait deviné le méchant cœur. Charles de Navarre n’avait point blâmé l’exécution du comte d’Eu ; mais la collation du titre de connétable à Charles d’Espagne, son cousin, lui était odieuse, et sa jalousie fut exaspérée par le don que fit Jean au nouveau connétable d’une terre sur laquelle la branche d’Évreux avait des prétentions. Tant il y eut que « l’an de grâce 1353 (1352), le huitième jour de janvier, Mgr Charles, roy de Navarre et conte de Évreux, fist tuer en la ville de Laigle, en Normandie, en une hostellerie, Mgr Charles d’Espagne, lors connestable de France, et fu ledit connestable tué en son lit, assez tôt après le point du jour, par plusieurs gensdarmes que le roy de Navarre y envoya ; lequel roy demoura en une granche au dehors de ladite ville de Laigle, jusques à tant que ceux qui firent ledit fait retournèrent par devers lui, et après se retraist ledit roy de Navarre et sa compaignie en la cité d’Évreux dont il estoit conte, et là se garny et enforça[1]. » Charles de Navarre poussa l’audace à ce point d’é-

  1. Grandes chroniques de Saint-Denis sur 1353, t. VI, p. 7-8, édit. de P. Paris.