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mouvemens que rien n’arrête, occasionner une précipitation qui ne rencontre aucun frein, et produire des décrets qui peuvent faire perdre au peuple son honneur et sa liberté, si on les maintient, et à la représentation nationale sa force et sa considération, si on les rapporte ?

« Dans une seule assemblée, la tyrannie ne rencontre d’opposition que dans ses premiers pas. Si une circonstance imprévue, un enthousiasme, un égarement populaire, lui font franchir un premier obstacle, elle n’en rencontre plus. Elle s’arme de toute la force des représentans de la nation contre elle-même ; elle établit sur une base unique et solide le trône de la terreur, et les hommes les plus vertueux ne tardent pas à être forcés de paraître sanctionner ses crimes, de laisser couler des fleuves de sang, avant de parvenir à faire une heureuse conjuration qui puisse renverser le tyran et rétablir la liberté[1]. »

Sages paroles que dans toute assemblée unique chacun fera bien de méditer. Au début, on a toujours les intentions les plus droites et les plus pures ; on est modéré, conciliant : on ne songe qu’au peuple. C’est l’histoire des nouveaux règnes. Néron, s’il n’eût été empereur que deux ans, aurait laissé la mémoire de Titus ; mais peu à peu l’atmosphère des assemblées s’échauffe et se corrompt comme l’atmosphère des palais. On devient irascible, défiant, jaloux, ambitieux. Les partis dégénèrent en factions. Pouvant tout, ils osent tout. Serviles et tyranniques tour à tour, ils rampent aujourd’hui aux pieds du chef qu’ils renverseront demain. Ils ont je ne sais quel plaisir à briser, l’idole qu’ils ont élevée. Le gouvernement est leur proie, les fonctions publiques sont là monnaie dont ils paient leurs créatures et leurs flatteurs ; la justice et la liberté sont sacrifiées aux intérêts et aux passions d’une coterie : le pays est oublié et trahi. Personne ne résiste à cette ivresse de la toute-puissance ; il y a dans la domination un charme perfide qui empoisonne et pervertit les meilleures natures. Si elle veut éviter de tomber dans le crime d’usurpation, une assemblée unique n’a. qu’une chose à faire, c’est de ne pas s’exposer à la tentation. Qu’elle promulgue les lois nécessaires, et qu’elle abdique au plus tôt.

Je ne dirai rien des trois assemblées établies par la constitution de l’an viii. C’étaient des fantômes ; on voit que Sieyès a passé par là. Qui pourrait prendre au sérieux ce tribunat qui parlait sans voter, ce corps législatif qui votait, sans parler, ce sénat conservateur des libertés publiques qui n’a jamais eu de courage que pour conserver son traitement ? La liberté n’a rien à faire avec ces simulacres de représentation.

  1. Rapport de Boissy-d’Anglas, p. 39.