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Cette souveraineté ne s’éclipse jamais. C’est en France seulement qu’on a permis à une assemblée d’imposer aux citoyens une constitution qui ne leur convient pas, et qu’il leur est interdit de toucher. Aux États-Unis, il n’y a de constitution que celle qui est ratifiée par un plébiscite, et il est toujours facile de la réviser. En France, le peuple est un Hercule endormi qui ne se réveille que pour briser ses chaînes et se donner de nouveaux maîtres ; en Amérique, le peuple est un père de famille qui veille sans cesse et n’abdique jamais. Il aime les réformes, il a l’horreur des révolutions.

Tel est le système américain, système dont toutes les parties se tiennent et se prêtent un mutuel appui. Tout y gravite autour d’un même point : la souveraineté du peuple ; tout s’y ramène à un même principe : la limitation du pouvoir législatif. Cette organisation si bien conçue, remplacez-la par l’omnipotence d’une assemblée unique, aussitôt toutes les garanties disparaissent, la liberté est perdue. La déclaration des droits n’est plus qu’un mot, puisque l’assemblée peut n’en pas tenir compte ; le pouvoir judiciaire est assujetti, le veto du président est aussi impuissant et aussi ridicule que celui de Louis XVI, la constitution modifiée suivant le caprice du législateur asservit le peuple ; il ne faut plus parler de la souveraineté de la nation ; il n’y a plus d’autres souverains que les députés qui ont usurpé à leur profit le mandat qu’on leur a confié. N’est-ce pas là l’histoire de la constituante et de la convention ?

Comprend-on maintenant que la question des deux chambres n’est pas un de ces problèmes indifférens qui comportent plus d’une solution ? C’est la question même de la liberté. Faire une république avec une seule assemblée, c’est une contradiction dans les termes : gouvernement populaire et pouvoir absolu sont deux choses qui s’excluent. C’est une vérité si éclatante, qu’on se demande par quel hasard nos pères ne l’ont pas même entrevue.

La réponse est aisée. Quand on a l’expérience des révolutions, on sait qu’il y a des momens de crise où la passion et l’erreur aveuglent les meilleurs esprits. On en était là en 1789. Lisez le premier projet de constitution présenté à l’assemblée le 27 juillet ; rien n’est plus sage que le rapport de l’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé. La division du corps législatif y est recommandée par les meilleures raisons, par l’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique ; mais on était au lendemain de la prise de la Bastille, on ne songeait qu’à porter un nouveau coup à la noblesse et à la royauté. Dans cet accès de fièvre, qui s’inquiétait de l’avenir et des intérêts permanens du pays ? C’est sa crainte, c’est sa colère que le législateur érigeait en loi. Un aveu de Barnave me dispensera d’insister sur ce point.