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extrémités ces hommes investis subitement d’une autorité sans contrôle purent se livrer. Il n’était pas rare qu’ils se portassent à des voies de fait sur les prisonniers confiés à leur garde ; pour les moindres fautes, quelquefois pour un ordre mal compris, on fustigeait ces malheureux, ou bien on les liait avec des cordes, et on les laissait ainsi couchés par terre, dans l’impossibilité de remuer, pendant des heures entières.

Le régime auquel étaient soumis les officiers, doux en apparence, devenait le plus souvent dans l’application insupportable. Libres sur parole d’aller et de venir dans l’intérieur des villes qui leur étaient assignées comme résidence, ils n’étaient astreints qu’à se rendre deux ou trois fois par semaine chez le commandant de place. À Bonn, l’appel nominal était fait par un lieutenant, qu’on attendait souvent une heure, les pieds dans la boue, et qui ne manquait jamais, dans la petite allocution qu’il croyait devoir nous adresser à la fin de chaque séance, de nous rappeler à la réalité de notre situation. Un jour, c’était une leçon de manières qu’il vous donnait avec un sans-gêne admirable : « Les messieurs (sic) avaient omis, sans doute par inadvertance, car il ne pouvait supposer que ce fût à dessein, de saluer un de ses camarades. Il nous priait de ne pas oublier à l’avenir que nous étions prisonniers, et que par conséquent nous devions le salut, quel que fût notre grade, à tous les officiers prussiens sans exception. » Et, s’il s’élevait des réclamations, il y répondait insolemment par ces paroles : « Vous êtes prisonniers, vous m’obéirez ! » Le lendemain, c’était une circulaire de M. de Bismarck, injurieuse pour l’armée française, dont il nous donnait lecture, avec commentaire à l’appui : « On n’avait plus, comme autrefois, dans l’armée française, le sentiment de l’honneur ; plusieurs officiers s’étaient évadés en violant leur parole ; d’autres, manquant à l’engagement qu’ils avaient pris, correspondaient directement avec leurs familles. Ce n’est pas dans l’armée prussienne que de pareils faits se produiraient. S’ils venaient à se renouveler, le gouvernement prendrait des mesures. » D’autres fois il nous rappelait durement au respect que nous devions tous au roi. « Nous avions tenu dans des lieux publics des propos qui ne se convenaient pas ; on s’était permis de blâmer le roi, on avait ri devant une dépêche signée de son nom et haussé les épaules. A la première récidive, les coupables seraient immédiatement conduits à la forteresse d’Ehrenbrestein. » Nous portions tous les jours nos lettres à la commandanture, où l’on nous remettait, après les avoir lues, celles qui nous étaient adressées. Au début, ce service d’investigation était confié à un officier qu’on allait trouver, et auquel on disait : « Monsieur, voici une lettre que j’écris à ma famille, elle ne contient rien que de per-