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L’ALSACE ET LA PRUSSE.

passionne jusqu’à l’utopie et à la chimère pour la grandeur sans égoïsme ; elle ne sait être longtemps ni intolérante, ni absolue, ni rigide. Est-ce légèreté ? est-ce plutôt par une vue plus nette et plus haute de ce que sont les biens matériels, de ce que vaut l’ambition, de ce que valent toutes les personnalités orgueilleuses, personnalités de peuples ou d’individus ? Les philosophes allemands en décideront. Elle compte un passé déjà long de quinze siècles ; elle est solidaire de ce passé, moins heureuse que les états nés d’hier : elle ne peut oublier ses pères d’autrefois, ceux qui ont fait les croisades pour une idée, la guerre de trente ans pour la liberté de conscience, la révolution pour l’égalité civile et la liberté politique, tant d’expéditions depuis pour l’affranchissement de la Grèce, de l’Italie, de la Belgique, l’indépendance des chrétiens d’Orient. Sa fortune a été de se trouver mêlée en Europe à beaucoup de ces grandes luttes qui ont eu pour objet la liberté et le progrès. Certes elle n’ignore pas ses cruelles défaillances, son mépris souvent si complet de la science et de l’expérience, ses folles entreprises pour des utopies, son ardeur à chercher en un jour une perfection que les siècles n’établiront pas ; elle se reconnaît ces grands défauts, et cependant elle dit avec quelque fierté que, si pour posséder une province aussi belle, aussi intelligente, aussi sérieuse que l’Alsace, il lui fallait avoir recours de sang-froid et par système aux moyens que la science allemande trouve justes et naturels, le courage lui manquerait et elle laisserait là sa conquête.

Le dernier maire français de Strasbourg, M. Küss, physiologiste éminent, puisque par sa théorie de l’inflammation il a le premier en Europe professé la doctrine célèbre qui, sous le nom de pathologie cellulaire, devait régner vingt ans dans l’école, démocrate pratique qui s’était fait peuple, vivait avec le peuple, et, dans toutes ces sociétés populaires où se passait une partie de sa vie, se plaisait à remplir comme le plus simple de ses collègues tous les devoirs qui lui étaient imposés, homme d’une rare vertu, qui a toujours conformé sa conduite à ses principes, a vécu pauvre, sans honneurs, malgré toutes les sollicitations de ses amis et de la foule, sorte de républicain savant et bourgeois comme on devait en trouver beaucoup au siècle passé à Rotterdam ou à La Haye, qui aimait le peuple d’Alsace sans le flatter, parce que ce peuple ne ressemble en rien à la populace, philosophe au courant de tout ce qui s’écrivait dans les sciences et dans les lettres, artiste passionné, orateur charmant de grâce et de naïveté, aimait la France, bien que la France eût des défauts qui le froissaient, bien qu’il la jugeât souvent avec sévérité ; M. Küss personnifie l’Alsace, l’affection qu’il avait pour nous est celle même que l’Alsace ressent. Ses études étaient allemandes, il était Allemand d’éducation ; mais entre l’Allemagne et la France