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fermées spontanément, beaucoup portaient des tentures noires. L’Alsace déjà était allemande ; la municipalité avait tenu cependant à ce que la cérémonie fût toute française : aucun soldat prussien n’accompagnait le cortège ; l’écharpe tricolore était déposée sur le cercueil ; des rubans nationaux décoraient le char funèbre. Au cimetière, un membre de l’assemblée de Bordeaux, M. Teutch, rappela le patriotisme du mort ; quand il acheva son discours, un cri immense de « Vive la France ! » s’échappa de toutes les poitrines. En rentrant en ville, la milice bourgeoise, qui avait accompagné le cortège, rencontra à la porte une sentinelle prussienne et fut arrêtée par le « qui vive ? » habituel. L’officier, s’avançant, répondit à haute voix : « France. » La foule répéta ce mot sacré : les dernières paroles étaient prononcées ; il ne lui restait plus qu’à se disperser, elle avait conduit ses propres funérailles, le deuil de la patrie. L’autorité prussienne avait consenti à cette suprême manifestation du patriotisme français ; maintenant « la nécessité, comme le disait M. de Bohlen, était inéluctable. » Le drapeau noir et blanc ne flottait-il pas sur le vieux dôme d’Erwin de Steinbach ? M. de Bohlen oubliait que c’est de ce dôme que s’est élancée autrefois comme une jeune victoire la Marseillaise.

Telle a été l’histoire de l’occupation administrative de l’Alsace par l’Allemagne depuis la bataille de Wœrth jusqu’aux préliminaires de Versailles. Nous devions au lecteur un récit d’une scrupuleuse exactitude. L’Allemagne et la France jugeront diversement la conduite du vainqueur. Pour l’Allemagne, l’habileté, la fermeté, l’activité, la sagesse à tout prévoir de longue main, l’art de commencer la conquête morale tout en poursuivant les intérêts militaires, sont des mérites de premier ordre : maintenir un pays sous une forte discipline, le réorganiser quand on le possède à peine, faire avant la victoire définitive ce que le vainqueur n’entreprend d’ordinaire que longtemps après, combiner dans l’administration qu’on donne à la province la diversité des forces, la science, la politique, le génie pratique, l’onction morale, et cependant assurer une direction unique : ce sont là de hautes qualités. La France n’en disconvient pas, et sur bien des points elle prendra l’Allemagne pour modèle : de si utiles exemples porteront leurs fruits ; mais la France ne peut penser que l’intérêt du vainqueur, le but à poursuivre, soient le seul objet que doive se proposer une politique. Elle ne peut, quoi qu’elle en ait, essayer d’appliquer la théorie de la compression lente et continue ; elle manque de toutes les forces que demande un pareil système. Si coupable qu’elle puisse être à ses heures, elle ne se sent pas l’énergie nécessaire pour faire taire en elle tout sentiment de pitié devant son intérêt bien entendu ; elle a d’instinct dans sa politique générale une certaine humanité qui la