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L’ALSACE ET LA PRUSSE.

des négociations. Le 24 février, des bruits d’espérance coururent de bouche en bouche, bruits d’origine inconnue, accueillis avec une confiance sans réserve. De vingt côtés à la fois, on avait appris que la province serait neutralisée. Une joie enfantine accueillit ces espérances, heures courtes, tristes avant-coureurs des nouvelles fatales. Dans une ville assiégée, aux approches de la capitulation, l’imagination rêve une délivrance merveilleuse : Strasbourg a vu plusieurs fois, à quelques pas des remparts, une armée imaginaire qui venait la délivrer ; elle a entendu les canons et les fanfares de cette armée. Dans une longue maladie, avant la crise qui termine tout, la vie se réveille un instant, le malade retrouve l’espoir. Telle a été l’Alsace : dès le soir, on commençait à douter ; quelques heures plus tard, le moindre doute n’était plus possible.

Ceux qui se sont trouvés en Alsace à cette époque n’oublieront jamais la douleur de tous. Certes nous n’avons pas à chercher des motifs de mieux aimer cette malheureuse province ; mais ce qu’elle a pensé, ce qu’elle a senti dans ces jours cruels, il faut le redire, comme si dans l’expression même de cette tristesse nous pouvions trouver quelque consolation. La France avait commis des fautes ; elle n’avait pas armé Strasbourg, elle avait abandonné les Vosges : l’Alsace oubliait ces erreurs de la mère-patrie. La France avait manqué de sérieux, de prévoyance, de dignité même : l’Alsace ne se souvenait que de ses qualités. La France était vaincue, l’Alsace restait française et gardait sa fierté ; elle ne souffrait pas que le vainqueur la réduisît à l’humilité ; elle donnait au pays entier l’exemple de la conduite que nous devions tenir à cette heure : elle rendait justice aux qualités des conquérans ; mais ces qualités ne l’éblouissaient pas, elle croyait à la force et à l’avenir de la France. En vain l’Allemagne étalait à ses yeux nos malheurs, l’Alsace s’attachait à nous avec une noblesse qui n’avait nulle peur de la mauvaise fortune. Dans une pareille conduite, les enseignemens sont nombreux. Nous ne dirons pas aux politiques d’outre-Rhin qu’on ne méconnaît pas en vain les sentimens profonds et honnêtes ; mais nous leur demanderons si la discipline inflexible est bien sûre d’étouffer jamais une pareille dignité, une si forte passion. Nous leur demanderons si un peuple qui inspire dans le malheur une affection aussi sérieuse, si vaincu qu’il soit, n’a pas des qualités aussi grandes que ses défauts.

Cette longue période de six mois devait se terminer par une cérémonie solennelle, par une expression publique du deuil de l’Alsace. M. Küss, maire de Strasbourg, député du Bas-Rhin, était mort à Bordeaux. Le 8 mars, la ville entière conduisit les funérailles de son dernier magistrat français, de celui qui pendant toute cette longue période avait personnifié la résistance à l’Allemagne. Les rues où ne passait pas le cortège étaient désertes ; les maisons s’étaient