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L’ALSACE ET LA PRUSSE.

puis le gouverneur devait compter sur les difficultés matérielles que rencontraient les électeurs. Il est vrai que l’administration prussienne attache plus d’importance aux faits qu’aux revendications morales, à la puissance assurée de ses fonctionnaires qu’au bon vouloir et à l’opinion des vaincus. Cependant, à la veille d’une annexion et surtout en vue de complications futures, elle doit regretter que l’Alsace entière ait protesté avec tant de force contre sa réunion à l’Allemagne. Le scrutin du 8 février peut être rappelé un jour. Qu’on pense ce qu’on voudra du suffrage universel ; il semble que, s’il doit jamais être appliqué, c’est quand il s’agit de faire passer une province d’une nationalité à une autre. Rien n’intéresse davantage les petits comme les grands, les ignorans comme l’élite du pays, que le régime journalier sous lequel ils vivent ; une annexion, c’est pour chacun un changement du tout au tout. Que l’autorité centrale soit aux mains d’un président du pouvoir exécutif, d’un roi constitutionnel ou d’un chef absolu, cela peut laisser indifférent bien des électeurs ; mais le service dans la landwehr, le changement du système d’impôt, toutes les réformes qu’amène l’annexion, qui donc ne doit pas en sentir le contre-coup, qui donc ne doit pas en éprouver les effets ? Du reste toute l’histoire de ce siècle tend de plus à faire reconnaître ce principe, qu’on ne peut enlever sa nationalité à une province sans son consentement. Que ce principe soit discutable en droit, là n’est pas la question ; il s’impose à l’opinion et à la politique de l’Europe. Il explique presque seul l’histoire de ces cinquante dernières années ; rien ne prouve qu’il doive prochainement perdre de sa force. Quelques publicistes allemands appellent le suffrage universel une comédie, et prétendent qu’on en fait ce qu’on veut. C’est une opinion que développe longuement un professeur de Gœttingue, M. Wagner, dans une récente brochure, l’une des plus sérieuses qui aient été publiées sur l’Alsace depuis la guerre[1] ; mais alors pourquoi l’Allemagne n’a-t-elle pu exercer aucune influence sur le suffrage des Alsaciens ? pourquoi tous les obstacles n’ont-ils rien empêché ? comment se fait-il que, contre l’attente de tous, un vote fait dans des circonstances aussi défavorables et sans la présence occulte ou visible d’un seul agent français (il n’est pas arrivé en Alsace plus de dix personnes de l’intérieur de la France avant le 8), ait donné le résultat que nous avons vu ? Il faut reconnaître la vérité : on ne fausse pas le suffrage universel autant qu’on le dit ; quand il vote sur une question qui le touche, aucune force ne peut prévaloir contre sa volonté. Il est l’expression de l’opinion de la foule, de ses passions, souvent de son égoïsme, plus souvent de sa

  1. Elsass und Lothringen, Leipzig 1870.