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L’ALSACE ET LA PRUSSE.

mené en voiture dans l’arrondissement avec un groom, un trompette et un héraut chargés de répéter dans chaque village : « Saluez le premier des receveurs d’Alsace. » L’exaltation que les événemens récens ont donnée aux Allemands est un des faits qui frappent le plus dans la dernière période de la guerre. Il y a là une évolution psychologique qu’on ne manquera pas d’étudier de l’autre côté du Rhin. Elle a son importance pour l’avenir.

M. de Bismarck, dans une proclamation aux Strasbourgeois, le 8 octobre, avait déclaré que « la conquête était un fait accompli, que la nécessité restait désormais inéluctable, qu’il fallait se soumettre aux desseins visibles de la Providence. » La conduite des Alsaciens ne montra pas que cette forme de raisonnement, bonne sans doute pour des esprits germaniques, les ait suffisamment convaincus. L’armée d’occupation trouva partout les sympathies très vives pour la France, la douleur profonde. On avait dit aux soldats qu’ils allaient dans un pays ami ; beaucoup d’entre eux, qui n’avaient fait que traverser l’Alsace, m’ont assuré de la meilleure foi du monde « que les Alsaciens sont heureux d’être Allemands. » Les officiers avaient compté être reçus dans les familles ; à leur grand étonnement, ils ne sont encore dans les maisons où ils logent que des garnisaires : ils n’ont de relations qu’avec les domestiques. En vain les musiques militaires jouent sur les places publiques, personne ne va les entendre ; presque toutes les femmes sont en deuil. Cette rigueur étonne les Allemands, car, comme disait un major, « quand la nécessité est inévitable, il faut lui faire bonne figure. En 1866, la Bavière a été battue comme vous l’êtes, j’ai reçu chez moi des officiers prussiens ; ils étaient victorieux, j’ai oublié mes rancunes : il aurait toujours fallu finir par là. » La petite guerre, la guerre incessante que les Alsaciens savent faire à l’armée occupante dans les relations de tous les jours, froisse profondément les vainqueurs. Les jeux mêmes des enfans les irritent. La Gazette officielle nous a appris récemment que de petits drôles tournaient en ridicule la manière dont les Prussiens font l’exercice. M. de Bismarck était entré à l’improviste dans la cour d’une école connue pour son mauvais esprit. « Cessez ces jeux ; c’est moi qui suis le gouverneur, » Le lendemain, un avis du commissaire de police déclarait que les parens étaient responsables de toute moquerie publique ou cachée. Le peuple est plus irrité encore que la bourgeoisie. On est tout surpris d’entendre des ouvriers, qui savent à peine quelques mots de français, renoncer même entre eux à l’usage de l’allemand. Du reste les comptes-rendus du conseil de guerre disent assez combien on porte d’atteintes à l’autorité allemande en Alsace. Le gouvernement sévit avec rigueur : dans le seul mois de décembre, la prison de Strasbourg, d’après un avis officiel, a