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der en eût éprouvé le moindre désir, il eût facilement évité cette grande destruction : l’Allemagne et son général en chef sont responsables de ce malheur, qui coûte à la science 8 000 ouvrages manuscrits, et parmi eux l’Hortus deliciarum. Pour qui a vu la flèche de Strasbourg, ce ne peut être par hasard qu’on atteint la croix qui la surmonte ; il faut même beaucoup d’adresse pour la toucher. Ce tour de force demanda quelque temps aux bons pointeurs de l’armée prussienne, qui s’y exerçaient tous les jours après le dîner de midi : ils ne se lassèrent pas, et eurent un plein succès ; mais combien de statues et de vitraux furent détruits pour que l’artillerie assiégeante se donnât cette triste satisfaction, pour que les musées d’Allemagne pussent se disputer comme un trophée glorieux quelques fragmens de cette croix !

Durant tout le siège, les curieux vinrent en train de plaisir de la Bavière, de Bade, de partout, à Kehl et à Mundolsheim, pour voir ces nuits enflammées de Strasbourg. Le romancier le plus populaire de l’Allemagne, M. Auerbach, y vint comme les autres, et décrivit ce spectacle splendide d’une ville en feu au milieu d’une plaine immense, les reflets de l’incendie sur la chaîne des Vosges et sur la Forêt-Noire, l’effet nouveau et sublime que produisait la grande ombre de la cathédrale au milieu de ces clartés étranges. Ainsi, autour de ce foyer ardent où 80 000 habitans entassés dans les caves souffraient les plus atroces douleurs qui puissent être imposées à des êtres humains, la foule des spectateurs admirait la beauté tragique du tableau, des marchands distribuaient des friandises, les chopes de bière circulaient dans des brasseries improvisées, et l’âme mystique de l’Allemagne s’élevait vers la Providence dans ce chant devenu populaire de l’autre côté du Rhin, hymne dont la sanglante ironie n’échappe qu’à ceux qui l’ont inventé.

STRASBOURG, FILLE DE L’ALLEMAGNE.

Ô Strasbourg, ô Strasbourg, ville admirablement belle où sont enfermés tant de soldats,

Où sont enfermés aussi, vous ne le savez presque plus, depuis plus de cent ans mon orgueil et ma gloire,

Depuis cent ans et plus encore, dans les bras du brigand welche se consume la fille de mon cœur ; cependant la douleur cessera bientôt.

Ô Strasbourg, ô Strasbourg, la ville de mon cœur, éveille-toi de tes rêves ténébreux, tu dois être sauvée !

L’heure a sonné, tes frères accourent en foule. Un héros aux cheveux argentés marche sur le brigand.

Si ce héros me sauve mon enfant, je lui tendrai la main ; qu’alors il soit appelé empereur dans tout le pays allemand.