Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pur, qui faisait frissonner la toile autour d’elle, lui causèrent une sorte de bien-être, et durant le trajet elle dormit complètement pour la première fois depuis son crime involontaire.

Elle fut couchée en arrivant, et dormit encore. Le soir, elle put répondre aux questions du docteur sans trop d’égarement, et le remercia de ses bontés : elle le reconnaissait. Elle n’osa pas lui demander s’il était envoyé par Mourzakine ; mais elle se souvint d’une partie des faits accomplis. Elle pensa qu’elle était, par ses ordres, transférée en lieu sûr, à l’abri des poursuites du comte, réunie à son frère, chargé de la protéger. Elle serra faiblement les mains du docteur, et lui dit tout bas comme il la quittait : Vous me pardonnez donc de ne pouvoir pas haïr ce Russe ?

Peu à peu elle cessa de le voir en imagination, et elle se souvint de tout, excepté du moment où elle avait perdu la raison. Comment pouvait-elle se retracer une scène dont elle n’avait pas eu conscience ? Elle avait fait tant de rêves affreux et insensés depuis ce moment-là, qu’elle ne distinguait plus dans ses souvenirs l’illusion de la réalité. Le docteur étudiait avec un intérêt scientifique ce phénomène d’une conscience pure et tranquille chargée d’un meurtre à l’insu d’elle-même. Il tenait à s’assurer de ce qu’il soupçonnait, et il lui fut facile de savoir de Francia qu’elle s’était introduite chez son amant la nuit de sa mort. Elle se souvenait d’y être entrée, mais non d’en être sortie, et quand il lui demanda dans quels termes elle s’était séparée de lui cette nuit-là, il vit qu’elle n’en savait absolument rien. Elle avoua qu’elle avait eu l’intention de se tuer devant lui avec un poignard qu’il lui avait donné et qu’elle décrivit avec précision : c’était bien celui que le docteur avait aidé à retirer du cadavre. Elle croyait avoir encore ce poignard, et le cherchait ingénument.

Quand il demanda à la jeune fille si c’était Mourzakine qui l’avait détournée du suicide, elle essaya en vain de se souvenir, et ses idées recommencèrent à s’embrouiller. Tantôt il lui semblait que le prince avait pris le poignard et s’était tué lui-même, et tantôt qu’il l’en avait frappée. — Mais vous voyez bien, ajouta-t-elle, que tout cela c’est mon délire qui commençait, car il ne m’a pas frappée, je n’ai pas de blessure, et il m’aime trop pour vouloir me tuer. Quant à se tuer lui-même, c’est encore un rêve que je faisais, car il est vivant. Je l’ai vu souvent pendant que j’étais si malade. N’est-ce pas qu’il est venu me voir ? Ne reviendra-t-il pas bientôt ? Dites-lui donc que je lui pardonne tout. Il a eu des torts ; mais, puisqu’il est venu, c’est qu’il m’aime toujours, et moi, j’aurais beau le vouloir, je ne réussirai jamais à ne pas l’aimer.

Il fallut attendre la complète guérison de Francia pour lui ap-