Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunesse et de la beauté de son neveu, s’était trouvé en rivalité auprès de certaine marquise et s’était fait débarrasser de lui. L’affaire n’eut pas d’autre suite. Il n’y eut pas un des Russes logés ou campés à l’hôtel Talleyrand qui ne fît à Diomède Mourzakine cette oraison funèbre qui manque de nouveauté, mais qui a le mérite d’être courte : Pauvre garçon ! si jeune !

L’enterrement ne se fit pas avec une grande solennité militaire. Le suicide est toujours et partout une sorte de dégradation.

Le marquis de Thièvre suivit toutefois le cortége funéraire de son cher cousin, disant à qui voulait l’entendre : — Il était le parent de ma femme, nous l’aimions beaucoup, nous avons été si saisis par ce triste événement, que Mme  de Thièvre en a eu une attaque de nerfs.

La marquise était réellement dans un état violent. En revenant du cimetière, son mari lui dit tout bas : — Je comprends votre émotion, ma chère ; mais il faut surmonter cela et rouvrir votre porte dès ce soir. Le monde est méchant et ne manquerait pas de dire que vous pleurez trop pour qu’il n’y eût pas quelque chose entre vous et ce jeune homme. Calmez-vous ! je ne crois point cela ; mais il faut vous habiller et vous montrer : mon honneur l’exige !

La marquise obéit et se montra. Huit jours après, elle était plus que jamais lancée dans le monde, et peut-être un mois plus tard se disait-elle que le ciel l’avait préservée d’une passion trop vive qui eût pu la compromettre.

Personne ne soupçonnait Francia, et, chose étrange, mais certaine, Francia ne se soupçonnait pas elle-même ; elle avait agi dans un accès de fièvre cérébrale, elle s’en était retournée instinctivement chez Moynet, elle s’était jetée sur un lit où elle était encore, gravement malade, en proie au délire depuis trois jours et trois nuits, et condamnée par le médecin qu’on avait mandé auprès d’elle. Certes la police française l’eût facilement retrouvée, si Valentin l’eût accusée ; mais il n’y songeait pas, il ne soupçonnait que le comte Ogokskoï, qu’il détestait pour s’être joué de lui si facilement et pour avoir réglé son mémoire après le décès du jeune prince. Quand sa femme lui disait que la petite avait pu s’introduire à leur insu dans le pavillon la nuit de l’événement, il haussait les épaules en lui répondant : — Tout ça, c’est des affaires entre Russes, n’en cherchons pas plus long qu’eux. Je sais que l’empereur de Russie n’aime pas qu’on voie les preuves de la haine des Français contre sa nation. Silence sur la petite Francia : nous ne la reverrons pas, elle n’est rien venue réclamer, elle nous a même laissé un billet de banque que le prince lui avait donné. Qu’il n’en soit plus question.

Une personne avait pourtant pressenti et comme deviné la vérité,