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à sourire. Quant à lui, croyant fermement à des secrets d’état et comptant que sa prudence était un puissant auxiliaire aux projets de ses maîtres, il se tint dans l’antichambre aux ordres de la marquise, et envoya les autres valets plus loin pour les empêcher d’écouter aux portes.

Mourzakine avait assez étudié la maison pour se rendre compte des moindres détails. Il admira l’air dégagé et imposant avec lequel une femme aussi jeune que la marquise savait jouer la comédie de la préoccupation politique pour s’affranchir des usages et se débarrasser des témoins dangereux. Il se reprit de goût pour cette fière et aristocratique beauté qui lui présentait un contraste si tranché avec la craintive et tendre grisette. Il pensa à son oncle, qui avait compté par ses railleuses délations le brouiller avec l’une et avec l’autre, et qui ne devait réussir qu’à lui assurer la possession de l’une et de l’autre. Il jura à la marquise qu’il l’aimait avec son âme, qu’il la respectait trop pour l’aimer autrement ; mais il feignit d’être fort jaloux d’Ogokskoï, et coupa court à ses récriminations en lui reprochant à son tour de vouloir trop plaire à son oncle. Elle fut forcée de se justifier, de dire que son mari était un ambitieux qui la protégeait mal, et qui l’avait prise au dépourvu en invitant le comte à dîner chez elle, à l’accompagner au théâtre et à la reconduire. — Et vous-même, ajouta-t-elle, n’êtes-vous pas un ambitieux aussi ? Ne m’avez-vous pas négligée ces jours-ci pour ne pas déplaire à cet oncle que vous craignez tant ? Ne m’avez-vous pas conseillée d’être aimable avec lui, de le ménager pour qu’il ne vous écrasât pas de son courroux ?

— La preuve, lui répondit Mourzakine, que je ne le crains pas pour moi, c’est que me voici à vos pieds jurant que je vous adore. Vous pouvez le lui redire. Un sourire de votre bouche de rose, un doux regard de vos yeux d’azur, et que je sois brisé après par le tsar lui-même, je ne me plaindrai pas de mon sort !

Diomiditch n’avait pas beaucoup à craindre que la marquise trahît sa propre défaite, devenue imminente ; elle n’en fut pas moins dupe d’une bravoure si peu risquée, et se laissa adorer, supplier, enivrer et vaincre.

Les larmes et les reproches vinrent après la chute ; mais il était fort tard, trois heures du matin peut-être. M. de Thièvre pouvait rentrer. Elle recouvra sa présence d’esprit, et sonna Martin. — Le marquis ne rentre pas, lui dit-elle, il sera peut-être retenu jusqu’au jour ; je suis fatiguée d’attendre, reconduisez le prince…

Mourzakine s’éloigna fier de sa victoire, mais impatient de revoir Francia, qu’il continuait à préférer à la marquise. Il avait, non pas des remords, il se fût méprisé lui-même s’il n’eût profité de l’occasion que lui avait fournie son oncle en croyant le perdre dans l’es-