Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marché avec leur aide vers des destinées plus glorieuses encore que celles qui leur sont échues, ils auraient évité la honteuse décadence par laquelle leur patrie a fini ; mais il eût fallu pour cela mettre l’intérêt de la nation au-dessus de celui de la classe et de l’individu, et résister à la tentation de dominer ses concitoyens en les affaiblissant. On ne sut pas choisir le meilleur parti et faire résolument les sacrifices salutaires qu’il exigeait : on fut entraîné par la fatalité dans la pire de toutes les voies.

On ne pouvait pas laisser en dehors de l’état la masse du peuple, de qui l’on avait besoin, et voici ce qui arriva. Les plébéiens luttèrent pour obtenir l’accès des charges ; on le leur refusait en se fondant sur l’ignorance des traditions religieuses et politiques, de connaissances qu’on pouvait, et qu’on ne voulait pas leur communiquer ; mais la force était du côté du peuple, qui gagnait lentement du terrain. Pour se défendre, les patriciens recoururent à la ruse. Forcés de céder l’une après l’autre les magistratures politiques, ils conservèrent plus longtemps les fonctions du sacerdoce, et ils en tirèrent un grand parti dans l’intérêt de leur classe. Dès la première moitié du ive siècle de la ville, on emploie les formes religieuses pour casser les élections anti-oligarchiques. Dès lors la religion se dénature complètement.

Destinée d’abord à réaliser le salut du peuple en le mettant en relations directes avec les dieux, elle est employée maintenant à soumettre la nation à la classe qui se trouvait avoir le monopole du sacerdoce. On l’emploie à satisfaire les intérêts particuliers les plus mesquins, à se faire dispenser des impôts, à gagner de l’argent. Aussi devient-elle très coûteuse, ce qu’elle n’était pas dans le principe ; mais on la consacré surtout au besoin de dominer, qui est, on ne saurait trop le répéter, de toutes les passions la plus dangereuse aux états comme aux églises. Or il y a, suivant un moraliste célèbre, deux moyens de dominer : sa propre supériorité et l’imbécillité des autres. La Bruyère aurait pu ajouter que ce dernier moyen étant, non pas assurément le plus avantageux, mais incomparablement le plus facile, il est aussi de beaucoup le plus souvent employé. C’est ce qui advint à Rome, et l’instrument dont on se servit pour égarer le peuple fut précisément la religion. Des croyances tirées de la conscience publique sont remplacées par des doctrines imposées et rendues incompréhensibles, à dessein peut-être. Les symboles sont systématiquement évidés. La lettre est employée à étouffer l’esprit, qu’elle devrait alimenter ; mais les patriciens tombèrent eux-mêmes dans l’abîme destiné aux plébéiens. Pour ne pas communiquer ce qui faisait leur force à leurs concitoyens, ils le détruisirent ; la religion romaine s’en alla. La science des auspices, négligée, tomba dans un tel degré d’inanité,