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L’instruction primaire est un levier puissant, mais neutre par lui-même et sans vertu propre ; selon la main qui le dirige, le point d’appui qu’on lui donne, l’objet auquel on l’applique, il produit des effets complètement opposés : il peut servir tout aussi bien à barrer le chemin qu’à le déblayer. — C’est ainsi qu’en Allemagne, le pays étant religieux et monarchique par nature, l’enseignement s’y trouvant placé entre les mains de l’état et sous l’influence du clergé, cette institution a fortifié la foi politique et religieuse qui existait dans la nation. En France au contraire, le pays étant porté à une certaine incrédulité frivole et tourmenté secrètement de passions anarchiques, l’instruction populaire les a développées et leur a fourni des alimens ; les partis s’en sont fait une arme contre l’église et la royauté, et le peuple s’en est emparé pour s’affranchir de l’une et de l’autre. Si elle n’a pu s’établir, ce n’est pas que les gouvernemens en aient méconnu la portée et l’utilité ; l’ancien régime l’avait aperçus, et avait songé sérieusement à en tirer parti. Il n’est pas douteux que Napoléon ne s’en soit gravement préoccupé ; le fameux catéchisme impérial en est une preuve frappante. Les essais toutefois sont demeurés incomplets ou stériles : on a reconnu que la réforme ne tournerait pas aux fins que l’on désirait, et l’on a dû chercher ailleurs des moyens de soutenir à la fois les croyances religieuses et le sentiment monarchique. La constitution que nous avons donnée à nos écoles, les perfectionnement que nous rêvons d’y introduire, tendent à en faire quelque chose de tout à fait différent de ce qui existe en Prusse. La séparation de l’enseignement religieux, laissé au clergé, et de l’enseignement laïque, confié aux instituteurs, est passée à l’état d’axiome. « Que la préoccupation politique s’introduise dans l’éducation, a dit M. Jules Simon, et il n’y aura plus d’école. Chaque parti voudra profiter de sa vogue pour toucher à l’éducation de la jeunesse… La première leçon que l’âge mûr donnera à l’enfance sera celle de l’instabilité. » Ainsi nous sommes amenés à mettre, pour ainsi dire, la religion et la politique à la porte de l’école ; en Allemagne, elles y règnent en maîtresses souveraines : cela donne la mesure de l’opposition radicale qu’il y a sur ce point entre les deux pays.

Elle s’accusera davantage, si l’on considère les choses de l’armée. L’instruction primaire, qui a fortifié la discipline chez les Prussiens, a contribué chez nous à la détruire. Nous sommes une démocratie jalouse d’égalité ; cette passion est incompatible avec une forte discipline sociale. L’instruction populaire l’a trouvée dans le peuple, et elle n’a fait jusqu’ici que la développer. Tandis que la Prusse, pour organiser son armée, n’a eu qu’à s’emparer en quelque sorte du courant des esprits et à le diriger, il nous faudrait l’arrêter au contraire