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Il avait peu de service à faire, et il prétendit en avoir un très rude pour se dispenser de paraître à l’hôtel de Thièvre. Il lui semblait qu’il ne se plaisait plus avec personne autre que Francia, qu’il ne se soucierait plus d’aucune femme. Il l’aima exclusivement pendant trois jours. Pendant trois jours, elle fut si heureuse qu’elle oublia tout et ne regretta rien. Il était tout pour elle ; elle ne croyait pas qu’un bonheur si grand ne dût pas être éternel. Tout à coup elle ne le vit plus, et l’effroi s’empara d’elle. Un grand événement était survenu. Napoléon, malgré l’acte d’abdication, venait de faire un mouvement de Fontainebleau sur Paris. Il avait encore des forces disponibles, les alliés ne s’étaient pas méfiés. Enivrés de leur facile conquête, ils oubliaient dans les plaisirs de Paris que les hauteurs qui lui servaient alors de défense naturelle n’étaient pas gardées. L’annonce de l’approche de l’empereur les jeta dans une vive agitation. Des ordres furent donnés à la hâte, on courut aux armes. Paris trembla d’être pris entre deux feux. Mourzakine monta à cheval, et ne rentra ni le soir ni le lendemain.

Pour rassurer Francia, Valentin lui apprit ce qui se passait. Ce fut pour elle une terreur plus grande que celle de son infidélité, ce fut l’effroi des dangers qu’il allait courir. Elle savait ce que c’est que la guerre. Elle avait maintes fois vu comment une poignée de Français traversait alors les masses ennemies, ou se repliait après en avoir fait un carnage épouvantable. — Ils vont me le tuer ! s’écria-t-elle ; ils vont reprendre Paris, et ils ne feront grâce à aucun Russe !

Elle se tordit les mains, et fit peut-être des vœux pour l’ennemi. Elle était dans cette angoisse, quand le soir son frère entra chez elle. — Je viens te faire mes adieux, lui dit-il ; ça va chauffer, Fafa, et cette fois j’en suis ! L’âge n’y fait rien. On va barricader les barrières pour empêcher messieurs les ennemis d’y rentrer aussitôt qu’ils en seront tous sortis, et quand l’autre leur aura flanqué une peignée, nous serons là derrière pour les recevoir à coups de pierres, avec des pioches, des pinces, tout ce qu’on aura sous la main. On ira tous dans le faubourg, on n’a pas besoin d’ordres, on se passera d’officiers, on fera ses affaires soi-même. Il en dit long sur ce ton. Francia, les yeux agrandis par l’épouvante, les mains crispées sur son genou, ne répondait rien : elle voyait déjà morts les deux seuls êtres qui lui fussent chers, son frère et son amant.

Elle chercha pourtant à retenir Théodore. Il se révolta. — Tu voudrais me voir lâche ? Tu ne te souviens déjà plus de ce que tu me disais si souvent : tu ne seras jamais un homme ! Eh bien ! m’y voilà, j’en suis un. J’étais parti pour travailler ; mais tous ceux qui travaillent veulent se battre, et je suis aussi bon qu’un autre pour