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— Tu t’en vas comme ça, tout de suite ? dit Francia, dont le cœur se serra à l’idée de rester seule.

Elle n’était pas bien sûre de la fermeté de résolution de son frère. Habituée à le surveiller autant que possible, à le gronder quand il rentrait tard, elle l’avait empêché d’arriver au désordre absolu. N’allait-il pas y tomber maintenant qu’il ne craindrait plus ses reproches ? — Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici ? répondit-il, le cœur gros ; c’est joli, ici, c’est cossu même. J’y serais trop bien, je m’ennuierais, je serais comme un oiseau en cage. Il faut que je trotte, moi, que j’avale de l’air, que je voie des figures ! Celle de ton prince ne me va guère, et la mienne ne lui va pas du tout. Et puis, c’est un étranger, un coalisé ! Tu auras beau dire,… ça me remue le sang !

— C’est un ennemi, j’en conviens, dit Francia ; mais sans lui tu ne m’aurais pas, et sans lui nous n’aurions pas de chance de retrouver notre mère.

— Eh bien ! si on la retrouve, ça changera ! Elle sera malheureuse, on travaillera pour la nourrir. Je m’en vais travailler !

— Vrai ?

— Quand je te dis !

— Tu m’as promis si souvent !

— À présent, c’est pour de vrai. Faut bien, à moins d’être méprisé !

— Allons, va ! et embrasse-moi !

— Non, dit le gamin en enfonçant sa casquette sur ses yeux ; faut pas s’attendrir, c’est des bêtises !

Il sortit résolument, se mit à courir jusqu’au bout de la rue, s’arrêta un moment, étouffé par les sanglots, et reprit sa course jusqu’à Vaugirard, où il se mit à la disposition du patron à qui M. Valentin le recommandait.

Francia pleura de son côté ; mais elle prit courage en se disant :

— Sans tout cela, il ne serait pas encore décidé à se ranger, il se serait peut-être perdu ! Si Dieu veut qu’il tienne parole, je ne regretterai pas ce que j’ai fait.

Elle le regrettait pourtant sans vouloir se l’avouer. Sa pauvre petite existence était bouleversée. Elle quittait pour toujours son petit coin de Paris où elle était plus aimée que jugée dans un certain milieu d’honnêtes gens ; elle y avait attiré plus d’attention que ne le comportait sa mince position.

Une enfant de quinze ans échappée aux horreurs de la retraite de Russie et au désastre de la Bérézina, jolie, douce, modeste dans ses manières, assez fière pour n’implorer personne, assez dévouée pour se charger de son frère, ce n’était pas la première venue, et