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III.

Vers la fin de décembre, les esprits s’étaient aigris de part et d’autre. Le spectacle quotidien qu’offraient ces malheureux trains de prisonniers envenimait les haines. La police allemande apprenait qu’il y avait à Nancy des émissaires garibaldiens. Les arrestations se multipliaient. Un gendarme prussien alla un jour requérir un sergent de ville pour réprimer un tapage nocturne : à peine étaient ils sortis, le premier arrêtait le second. Le préfet entrait en personne dans les cafés pour surveiller l’arrestation des suspects. En janvier, il fut défendu aux habitans de paraître dans la rue après dix heures du soir. L’approche de Bourbaki exaspérait les colères et les frayeurs des Allemands. Enfin le dimanche 22 janvier, il se passa à 17 kilomètres de Nancy un drame qu’on pourrait trouver épouvantable, si cette guerre ne l’avait pas rendu presque banal. Environ 400 hommes de l’armée de Langres, en képis et capotes brunes, après avoir marché plusieurs heures dans les bois, étaient arrivés vers cinq heures du matin, par une sombre nuit d’hiver, au village et à la station de Fontenoy, situés près du pont du chemin de fer sur la Moselle. La sentinelle qui gardait le pont fut tuée, celle qui gardait la gare renversée d’un coup de crosse ; mais les coups de fusil firent manquer la surprise et réveillèrent les soldats du 57e de ligne prussien, qui se trouvaient cantonnés soit dans les maisons du village, soit dans la gare. On fit seulement prisonniers à la gare le sous-officier du poste, blotti derrière une porte, et un caporal caché sous une table ; sept autres soldats furent arrêtés dans le village ; les quarante et un autres s’échappèrent. Pendant qu’une partie des Français occupaient le pont et déblayaient les chambres de mine, le reste se répandit dans le village. Ils se montrèrent fort réservés, très sobres, donnèrent des soins tout fraternels à leur prisonnier blessé, évitèrent d’entrer chez les paysans pour ne pas les compromettre. À sept heures, une double détonation retentit : deux arches du pont de Fontenoy venaient de sauter ; la grande ligne de l’Est était coupée. Les Français, dans leur confiance naïve, crièrent en élevant leurs képis : Paris est sauvé ! Vive la France. Des femmes et des enfans du village crièrent : Vive Garibaldi ! À peine les auteurs de ce hardi coup de main avaient-ils disparu dans les profondeurs de la forêt de Haye que les Allemands arrivèrent sur le quai du chemin de fer. Un train qui venait de Nancy, prévenu à temps, s’arrêta. Les soldats se répandirent aussitôt par les rues du village, tirant des coups de fusil, brandissant les sabres, frappant et terrassant tout ce qu’ils rencontraient. Comme ils tremblaient de