Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désespérer que la Lorraine pût rester tout entière à la France. Pourtant les braves petites villes s’étaient fait écraser sous les obus avant d’amener le pavillon tricolore.

Un spectacle navrant que Toul, Nancy, Lunéville, devaient surtout à leur situation sur la principale ligne ferrée des armées allemandes, c’étaient les convois de prisonniers. D’abord ceux de Sedan, puis ceux de la Loire et de Metz ; puis, par la saison la plus rigoureuse, ceux de Paris, de Mézières, du Mans, etc. C’est là surtout que s’étalait la brutalité, la cruelle insouciance, l’absence de générosité même dans la victoire, d’humanité même envers le malheur, qui ferait le fond, si l’on en jugeait par cette guerre, du caractère allemand. Nos malheureux prisonniers arrivaient, presque sans chaussure, sans linge, montrant leur poitrine nue sous leur tunique en lambeaux, peu ou point nourris, entassés, par les froids les plus âpres de décembre et de janvier, dans des wagons dont la moitié étaient découverts. Nous en avons vu des centaines, sur de simples trucs, demi-morts de froid et de faim, exposés à la moindre secousse à être précipités sur la voie. Mouillés par la pluie, grelottans sous la neige et la gelée, ils mettaient de longs jours à ce douloureux voyage, sans descendre de voiture, et remisés la nuit dans les gares, presque à la belle étoile ! Le matin, on en trouvait de morts ; d’autres étaient retirés de là à moitié gelés. Les turcos, enveloppés dans leurs burnous blancs, se couchaient en rond, comme des chiens, ne demandant rien, cachant leur visage. Les mobiles, moins endurcis, à chaque gare française, poussaient des cris de détresse. Dans chaque station importante, il s’était organisé des comités de secours ; mais le plus difficile était de faire parvenir ces secours aux malheureux qui les réclamaient. Le commandant d’étape de Nancy, M. Philippsborn, ne permettait l’accès de la gare qu’à un petit nombre de personnes, odieusement insuffisant pour distribuer des secours à un convoi de 1,500 prisonniers. La difficulté était d’autant plus grande que ces trains qui marchaient si lentement ne voulaient jamais s’arrêter dans la gare de Nancy, et repartaient au bout de quelques minutes. Le plus souvent, les prisonniers ne pouvaient qu’apercevoir de loin les bols de café et de vin chaud, et les vêtemens de laine qui pouvaient leur sauver la santé et la vie. Combien de fois des officiers prussiens ont-ils brutalement expulsé de la gare des dames respectables ! Combien de fois leur ont-ils arraché, avec des injures, des chauds vêtemens dans lesquels ils ne voulaient voir qu’un moyen de faciliter les évasions ! Combien de fois des femmes du peuple, dévorées d’angoisses, ont-elles vu passer de loin les compagnons d’armes de leurs fils, leurs fils eux-mêmes, sans pouvoir en approcher ! On a toujours cru apercevoir dans ces