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tirper le mal, d’éloigner tous les pouvoirs publics de ce « séjour calamiteux ? » On peut par un article de loi déplacer le siège d’un gouvernement, on ne change pas aussi aisément la puissance morale dont les traditions et les mœurs, plus fortes que tous les décrets, ont investi la capitale séculaire d’un état. En vain lui oppose-t-on, dans l’ensemble de la nation, une majorité numériquement énorme, il faut toujours compter avec l’influence ou la contagion de son exemple, et, lors même qu’elle resterait isolée dans son mauvais vouloir, l’état le plus uni et le mieux gouverné ne saurait supporter sans un trouble profond le mécontentement durable d’une population agglomérée de deux millions d’âmes. La contraindre à l’obéissance est le droit incontestable d’un gouvernement légalement constitué ; mais la traiter en peuple conquis, la tenir sous un joug de fer, ne serait qu’un expédient dont le maintien indéfini serait incompatible avec les conditions normales d’un état libre, et qui laisserait le mal plus redoutable que jamais une fois qu’il y faudrait renoncer.

Le salut est-il davantage dans la chimère de je ne sais quelle autonomie communale qui rendrait définitive et légale une séparation accidentelle et factieuse ? Il faut sans doute créer à Paris la vie municipale, et il conviendrait même d’en multiplier les foyers. Ce n’est pas assez d’une sorte de conseil général qui rappelle plutôt la représentation d’un département que celle d’une commune, comme l’a très bien défini l’un des députés qui ont concouru le plus activement à l’établir[1] : chaque arrondissement, ou mieux encore chaque quartier, devrait avoir, avec son administration propre, son conseil élu moins pour veiller sur ses intérêts que pour en faire comme une école du premier degré pour l’intelligence sérieuse et pratique des affaires publiques. Le rôle de ces conseils et du conseil général lui-même ne saurait toutefois être que très restreint. La ville entière a des droits sur tout ce qui fait l’importance de chacun de ses quartiers ; elle doit elle-même compte à l’état de tout ce qui fait sa véritable grandeur. Elle ne saurait disposer sans usurpation de ses monumens civils ou religieux, de ses musées, de ses bibliothèques, de ses principaux théâtres : il ne lui est permis de toucher à aucun des établissemens auxquels est attachée, en un degré quelconque, la fortune ou l’âme indivisible de la France. Nulle ville n’a moins le droit de vivre d’une vie indépendante ; nulle ville en revanche n’est plus nécessaire à la vie commune de toute la nation. Non-seulement tous les intérêts matériels, mais tous les besoins intellectuels et moraux y ont leur centre : vouloir les en détacher, sous prétexte de décentralisation, n’aboutirait qu’à une désorganisation générale.

  1. M. Léon Say, député de Paris.