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au seuil d’une porte en demandant d’une voix éteinte : du pain, du pain ! La population civile en manquait elle-même, et ne pouvait partager avec eux que des vivres insuffisans. Que de femmes du peuple ont rogné leur portion pour les empêcher de mourir de faim, que de gens leur ont apporté dans la rue le dîner de la famille, jusqu’à la part des enfans et de la vieille mère ! Les habitans de Metz oublient presque leurs propres souffrances, lorsqu’ils pensent à celles de l’armée. J’ai vu mes amis pleurer de douleur en se rappelant que, sous leurs yeux, les meilleurs soldats, les plus beaux hommes qu’eût la France, les zouaves, les cuirassiers, les grenadiers de la garde, des régimens de ligne admirables, pleins de vigueur et d’audace, auxquels on eût pu demander tous les genres d’héroïsme, qui se battaient comme des lions chaque fois qu’on les envoyait à l’ennemi, s’étaient fondus peu à peu dans l’inaction où leur chef les retenait, et avaient fini par mourir dans les angoisses de la faim. Sur 120,000 hommes de troupes que le maréchal Bazaine avait encore après la bataille de Saint-Privat, sans compter la garnison, les gardes nationaux et les volontaires, il avoue lui-même que le 28 octobre il ne lui restait plus que 65,000 hommes en état de porter les armes. Le reste était mort, non du feu de l’ennemi, mais de misère et de besoin, ou grelottait sans force dans la boue du bivouac.

Pour beaucoup, la capitulation fut le signal de nouvelles et intolérables souffrances. Avant de les emmener en Allemagne, on les laissa des nuits entières immobiles, sans manteaux, sans couvertures, sous une pluie battante. J’en connais un qui, atteint d’un commencement de fièvre typhoïde, tomba inanimé sur le sol, et ne retrouva plus la force de se relever. Des paysans qui passaient l’emportèrent, le mirent dans un lit chaud et le guérirent. Ces affreux spectacles ne s’effaceront pas de la mémoire des habitans de Metz. Toute leur vie, ceux qui en ont été les témoins se rappelleront les derniers jours du mois d’octobre de l’année 1870. Ils reverront par l’imagination les soldats se traîner de porte en porte ou se coucher épuisés sur la terre humide, — les chevaux, affamés comme leurs maîtres, manger les queues et les crinières de leurs voisins d’écurie, dévorer leurs mangeoires, dépouiller les arbres d’écorce et de branches aussi haut que leurs dents pouvaient atteindre. Beaucoup de personnes regrettent encore qu’on n’ait pas pris plus tôt un parti énergique, que le conseil municipal ne se soit pas entendu avec un certain nombre d’officiers pour enlever au maréchal Bazaine son commandement. Il y eut bien quelques tentatives de ce genre, une sorte d’entente entre les habitans et les soldats et comme un commencement de conspiration civile et militaire ; mais on ne réussit pas à trouver un général qui se mît résolument à la tête de l’entreprise. Les généraux Changarnier et Ladmirault, auxquels on