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le monde a toujours un grand nombre de complices qui ne s’en doutent pas. Qu’on le veuille ou non, on travaille pour elle quand on agite les esprits, quand on les arrache à cette indolence naturelle à ce parti-pris d’immobilité systématique qui les pousse à être satisfaits d’eux-mêmes et de leur temps pour n’avoir pas la peine d’y rien changer. Une fois enlevés à leur repos et mis en mouvement, ils ont naturellement plus de chance de rencontrer les idées nouvelles que s’ils restaient chez eux. Saint Augustin raconte dans ses Confessions qu’il était tout livré aux futilités de la rhétorique et aux dissipations de la vie mondaine, quand il lut l’Hortensius de Cicéron. Cet ouvrage éveilla son esprit, qui sommeillait, et lui donna le goût des choses sérieuses. « Je me levai alors, Seigneur, dit-il, pour me diriger vers vous. » Ces mots me paraissent définir admirablement l’influence que les écrits païens ont pu avoir dans la propagation de l’Evangile. Ils ne faisaient pas directement des chrétiens, mais ils excitaient l’âme, ils l’arrachaient à sa torpeur, ils lui donnaient une première impulsion qui ne s’arrêtait pas toujours où ils voulaient la retenir, ils la mettaient sur un chemin qui pouvait la conduire au christianisme.

Sénèque rendit aux chrétiens un autre service dont on lui fut très reconnaissant : il fit une guerre acharnée aux croyances et aux pratiques religieuses de ses contemporains. Non-seulement il attaque avec beaucoup de violence les cultes orientaux qui avaient envahi Rome, il se moque de ces prêtres d’Isis « qui débitent leurs mensonges en agitant leurs sistres, » de ces prêtres de Bellone ou de Cybèle « qui croient qu’on prie les dieux en se déchirant jusqu’au sang les épaules et les bras ; » mais il n’a pas plus de respect pour les vénérables traditions du paganisme romain. Il ne tarit pas de railleries sur ce qu’il appelle les songes de Romulus ou de Numa qui ont introduit dans le ciel le dieu Égout et la déesse Épouvante sur tous ceux qui ont imaginé ces divinités bizarres, impossibles ! formées de natures différentes étrangement accouplées, hommes et femmes, bêtes et poissons. « Nous les honorons comme des dieux, dit-il ; si nous les trouvions vivans devant nous, nous les éviterions comme des monstres. » Il ne pardonne pas aux mythologues les plaisantes histoires qu’ils racontent sur Jupiter. « L’un lui met des ailes au dos, l’autre des cornes au front ; celui-ci en fait un adultère qui passe les nuits en bonne fortune, celui-là le représente cruel pour les dieux, injuste pour les hommes ; tantôt on le montre portant le désordre dans sa propre famille, tantôt dépouillant son père du trône et attentant à sa vie. Les hommes en vérité auraient depuis longtemps perdu toute retenue, s’ils étaient assez fous pour croire à de tels dieux. » Le culte que leur rendent les dévots est