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les bois. On sait que Gilberte avait le goût des longues promenades. Un matin la surprit dans la campagne, à l’angle d’une route qui filait à travers les jeunes blés, et coupait le sentier ombreux où le caprice de sa course errante l’avait poussée. Elle écoutait la chanson d’une alouette qui s’élevait au milieu des airs et planait sur sa couvée, lorsque son attention fut éveillée par l’apparition d’une voiture légère que menait gaîment un postillon. — Ce doit être ici ! cria subitement une voix alerte et doucement impérieuse. La voiture s’arrêta sur le bord de la route ; deux jeunes femmes se dressèrent sur la pointe du pied, et, avec la vivacité de deux oiseaux debout sur la même branche, se mirent à regarder de tous côtés. Le vent badinait avec les franges de leurs ombrelles, et faisait frissonner les plis éclatans de leurs robes. Des rubans coquets, mêlés à des boucles de cheveux, voltigeaient autour de leurs épaules. On voyait à travers le fin réseau de dentelles où s’abritait leur visage le sourire des lèvres entr’ouvertes et le pétillement du regard. Tout riait en elles. Les chuchotemens furtifs de leur impatience arrivaient comme un gazouillement jusqu’aux oreilles de Gilberte, — Je ne vois rien, absolument rien ! dit enfin l’une des voyageuses en frappant du bout de sa main finement gantée sur le rebord de la capote, et toi, vois-tu quelque chose ?

— Je vois l’herbe qui verdoie et le chemin qui poudroie ! Cependant voici bien le gros noyer et là-bas la croix blanche ! Si encore on apercevait une bergère, on pourrait l’interroger ; mais non, pas même un mouton !

Gilberte allait sortir de l’ombre où elle s’était tenue, lorsqu’elle vit accourir à travers les blés son cousin René, qui, de loin, agitait son chapeau comme un signal. — Lui ! c’est lui ! crièrent d’une commune voix les deux jeunes femmes, qui se mirent à battre des mains. Un mouvement instinctif poussa Gilberte à s’effacer derrière le tronc d’un arbre. René courait comme un écolier. — Me voilà ! me voilà ! criait-il en bondissant. Il fut auprès des deux voyageuses en un instant, sauta sur le marchepied de la calèche, leur prit les mains à toutes deux et les baisa, en ayant soin d’écarter le bord du gant pour appuyer ses lèvres sur la partie nue du poignet. Gilberte sentit un flot de sang affluer à son cœur. Rien n’aurait pu l’arracher de l’ombre où elle s’était blottie, bien qu’elle regrettât presque de s’y être arrêtée. Elle n’entendait rien qu’un murmure de voix confuses d’où partaient en fusées de longs éclats de rire. Le postillon, campé sur sa selle, tournait parfois la tête à demi, et risquait un coup d’œil pour voir ce qui se passait derrière lui. Tout ce bruit et ce mouvement faisait danser la calèche sur ses ressorts ; les chevaux piaffaient et grattaient la terre de leurs sabots. La lu-