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Elle sortit du parc et s’enfonça dans la campagne. Oo touchait à la fin de novembre. La gelée avait durci la terre. Un petit vent froid faisait frissonner les feuilles rouillées dans la ramure des chênes. Gilberte suivait au hasard un sentier tracé par des bûcherons dans une taille, lorsqu’elle aperçut sur une route voisine une pauvre femme qui marchait lentement, tenant par la main un enfant qui trébuchait dans les ornières, et que suivaient deux petites filles misérablement vêtues. Cette femme s’assit presque aussitôt sur une borne, et le garçonnet qui l’accompagnait tomba à son côté comme épuisé. Les deux fillettes se mirent à pleurer. Gilberte allait s’avancer, fouillant déjà dans ses poches, lorsque René parut sur le chemin. Il s’arrêta devant le groupe de ces pauvres gens, et sa cousine, sans bien se rendre compte du motif qui l’empêchait de pousser plus loin, se cacha derrière les buissons, de manière à tout voir sans être vue. Tout d’abord René prit une bourse et en vida le contenu dans la main de l’une des fillettes, qui se jeta entre les genoux de sa mère, après quoi René questionna celle-ci. La conversation dura quelques minutes, la pauvre femme toujours assise, lui toujours debout ; il hochait la tête comme un homme qui écoute avec attention. Machinalement, et d’une main distraite, il caressait le front du petit garçon, qui s’était levé à son approche. Gilberte le vit qui jetait les yeux autour de lui de l’air de quelqu’un qui se trouve dans l’embarras. Elle se glissa au travers du taillis jusqu’au bord de la route. La voix claire de René, rendue plus nette par la sonorité de l’air, arriva distinctement à son oreille. — Je ne puis cependant pas vous laisser ici, disait-il ; le peu que je vous ai donné ne vous mènera guère au-delà de deux ou trois jours, et encore faut-il trouver une auberge passable. Êtes-vous en état de marcher seulement ?

— J’essaierai, répondit la pauvre femme ; l’essentiel est que je puisse gagner la ville, où mon homme est à l’hôpital.

— Quand vous aurez pris un bon repas et passé une bonne nuit, je trouverai bien une carriole pour vous faire conduire jusque-là. Vous dites donc qu’il a été blessé, votre homme ?

— Oui, monsieur ; une courroie d’engrenage qui a failli lui arracher le bras ; il a les chairs toutes meurtries et coupées. J’ai pris les enfans et suis partie pour le rejoindre, pensant que là-bas j’aurais de l’ouvrage ; mais j’avais compté sans la fatigue.

Tout en parlant, la malheureuse s’était levée avec effort. — Si j’avais un bâton pour m’appuyer, ça irait encore. J’ai si longtemps porté ce petit-là ! reprit-elle.

Elle fit quelques pas en se traînant. — Prenez mon bras, il est aussi solide qu’un bâton, dit René, qui s’approcha. Elle obéit après