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laissent des cendres derrière elles. Ton père avait rencontré une de ces femmes. J’avais été nourrie de caresses, je fus abreuvée d’amertumes. Rien ne m’avait préparée à ces luttes, à ces déchiremens. Je me sentais seule et désarmée devant les coups qui m’accablaient. J’avais eu pendant une si longue suite d’années une telle habitude d’être aimée, que cette absence de tendresse me faisait l’effet d’une trahison. Ai-je pleuré ! Que de nuits passées autour de ton berceau à te regarder ! Est-ce donc pour cela qu’elle est venue au monde ? me disais-je. Je me sentais devenir farouche, j’avais des révoltes. Le malheur qui m’atteignait me semblait une injustice, il me déchirait. On t’a parlé de ce fameux roi d’Orient qui s’était rendu inaccessible aux poisons. J’ai voulu te rendre insensible à la souffrance en te contraignant chaque jour à tremper tes lèvres dans l’amer breuvage. C’est la peur qui m’était restée de mon désespoir qui m’inspirait, j’ai passé si près du suicide !

— Vous, ma mère ! s’écria Gilberte.

— J’avais la tête perdue ! C’était après une scène pareille à celle que tu as surprise. Je relevais à peine de maladie. Une fiole qu’on a laissée près de moi pour endormir des crises se trouva sons ma main, je m’en emparai : c’était la délivrance. Je l’approchai de mes lèvres avec un frémissement de joie, quand la porte s’ouvrit, et, avant même que je t’eusse aperçue, tout en pleurs d’une peine enfantine, tu étais sur mes genoux. Je ne pensai plus à mon désespoir, je ne vis que toi. Comment ! des larmes pourraient couvrir ton visage, et je ne serais pas là ! Je jetai loin de moi ce flacon qui me tentait, et te pris dans mes bras. J’avais puisé dans ton chagrin passager la force de lutter toujours.

Gilberte porta silencieusement les mains de sa mère à ses lèvres. Elle était devenue d’une pâleur livide. — Commences-tu à comprendre pourquoi je ne t’ai jamais rien dit de ce terrible passé ? reprit Mme de Villepreux. Un jour vint où je m’aperçus que, si je ne résistais pas à de nouvelles exigences, il ne me resterait rien de ce qui devait assurer ton indépendance. Pour la première fois, je dis non, et le lendemain tu partais pour Niederbrulhe. Des années se passèrent. Je voyais par intervalles M. de Villepreux à La Marnière, mais rarement. Je n’entendais plus sa voix sans d’horribles battemens de cœur. Je savais trop à quels assauts j’allais être exposée. Le hasard t’a rendue témoin du plus redoutable et du dernier. Un soir, une dépêche vint m’apprendre que ton père était en péril de mort à Paris. Je le trouvai le front sanglant, pris déjà par les convulsions de l’agonie dans une chambre étrangère où s’exhalaient des parfums irritans. Quelque chose comme un sourire éclaira son visage. Il me sembla que sa main pressait la mienne. Des sons mou-