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l’y replacer, si l’on veut bien le comprendre. Son père souhaitait en faire un orateur pour qu’il devînt un homme d’état ; on le conduisit de bonne heure chez les rhéteurs, et il prit goût à leurs leçons. Il parut au barreau avec tant d’éclat que Caligula, qui se piquait d’éloquence, fut jaloux de sa réputation et voulut un moment le faire mourir ; mais la philosophie, à laquelle on ne le destinait pas, l’attira bien plus que la rhétorique. Il est probable qu’on ne la lui avait fait étudier que pour compléter son talent d’orateur ; il s’y livra pour elle-même, et elle devint bientôt sa principale étude. Ce jeune homme pâle et maladif, qui fut mourant dès sa naissance, se portait à tout avec une ardeur fébrile. La parole du pythagoricien Sotion le transportait ; il arrivait le premier à l’école d’Attale, et, non content d’en sortir après les autres, il accompagnait le maître pour jouir plus longtemps de ses leçons. En l’entendant attaquer les erreurs et les vices des hommes, il se prenait à pleurer la misère du genre humain. « Quand devant moi, disait-il plus tard, Attale faisait l’éloge de la pauvreté, montrait combien tout ce qui dépasse le nécessaire est un poids inutile et accablant, il me prenait fantaisie de sortir pauvre de son école ; lorsqu’il se mettait à censurer nos plaisirs, à louer les gens dont le corps est chaste et la table sobre, qui fuient non-seulement les voluptés coupables, mais même les satisfactions superflues, je me promettais de combattre ma gourmandise et de régler mon appétit. » Il était de ceux qui allaient chez les philosophes pour apprendre ; il voulait appliquer leurs préceptes, diriger sa vie d’après leurs leçons. Après avoir entendu Sotion, il s’abstint pendant un an de la viande des animaux. Les exhortations d’Attale lui donnèrent la passion de la frugalité ; pour dompter son corps, il aurait voulu vivre de pain et de bouillie. Cependant son ardeur de nouveau converti ne dura pas. « Ramené par la vie, dit-il, aux usages de tout le monde, je n’ai pas conservé grand’chose des résolutions de ma jeunesse. » Il en garda toutefois l’habitude de se priver de vin, d’huîtres et de champignons, de ne point user de parfums et d’éviter ces bains qui affaiblissaient le corps par des sueurs excessives. S’il ne couchait pas tout nu sur un grabat, comme Démétrius, il nous apprend au moins que les matelas de son lit étaient durs, « et qu’ils ne gardaient pas l’empreinte de son corps. »

Voilà d’où Sénèque est sorti ; cet enseignement le pénétra tout entier. Ce n’est pas sans motif que les noms de Sextius, de Sotion, de Fabianus, d’Attale, reviennent si fréquemment dans ses ouvrages ! L’hommage qu’il leur rend est légitime, et il s’est contenté le plus souvent de redire ce qu’ils lui avaient enseigné dans sa jeunesse. Eux-mêmes, nous le savons, tenaient leurs doctrines des philosophes antérieurs ; ils n’avaient innové que dans la manière de les communi-