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pourquoi j’en suis devenue maîtresse à ce point que tu as pu quelquefois douter de moi ? Ah ! ma Gilberte, si je suis dure, c’est parce que la vie est dure… J’ai voulu t’armer pour le combat,… te donner tout ce qui m’a manqué,… te préparer à tout ce qui m’a surprise,… faire de l’enfant presque une femme, t’inoculer enfin les qualités viriles sans lesquelles tout n’est que meurtrissure…

— C’est donc pour cela que tu m’as envoyée à Niederbrulhe ?

— Hélas ! oui, et pour cela qu’au lieu de caresses j’entoure ta vie de rigueurs, parce que la vie en est faite… Je m’étais condamnée à ne pas te laisser voir que je t’aime, parce qu’il faut s’habituer à n’être pas aimée.

Gilberte se pencha sur les mains de Mme  de Villepreux, et y posant ses lèvres : — Tu m’as bien peu trompée, chère maman, dit-elle.

Puis, levant les yeux : — Tu as donc bien souffert ?

— Ne m’interroge pas ; il y a des choses sur lesquelles il ne me convient pas de revenir. Si tu dois subir les mêmes épreuves, et pourquoi te seraient-elles épargnées ? je veux du moins que tu sois en état de les supporter. J’ai commencé par le rêve, j’ai fini par les pleurs… Toi, du moins, tu auras été trempée comme on trempe l’acier ;… mais puisses-tu ne pas connaître les choses qui vous brisent !

Les regards de Gilberte se portèrent sur le portrait de M. de Villepreux, qu’on voyait au mur dans un grand cadre de bois noir. Le souvenir des deux scènes auxquelles tout enfant elle avait assisté lui revint ; elle frissonna. — Je n’accuse personne, reprit Mme  de Villepreux ; peut-être n’y avait-il rien en moi qui pût rendre heureux celui dont tu regardes l’image ; peut-être ai-je été rendue impuissante par des influences contre lesquelles je n’ai pas su réagir. Un jour, je l’ai trouvé presque mort. Celui qui fut ton père ne tenait plus à la vie que par un souffle. Quelles heures ai-je passées au bord de son lit, épiant dans ses yeux obscurcis le dernier éclair de l’intelligence, et ne l’y trouvant plus ! L’étreinte de sa main m’a-t-elle dit qu’il me reconnaissait ?… Je voudrais le croire. Bientôt après, je n’avais plus que toi. C’est alors que je t’ai rappelée ; mais l’œuvre que j’avais commencée, j’ai voulu la continuer. Si je t’ai rendue moins sensible aux coups qui t’attendent, je n’aurai pas perdu mon chagrin.

Elle repoussa doucement Gilberte, et, avec un mélange d’inquiétude et de tendresse : — Tu m’en veux peut-être ? reprit-elle.

— Moi, je t’avais devinée, va ! et c’est ce qui fait que tu ne m’as jamais vue triste.

— C’est un poids dont tu décharges mon cœur ! Si tu savais ce