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visage fatigué d’une personne qui n’a pas dormi. Elle regarda longtemps sa fille, qui examinait curieusement les deux chevaux et la veste galonnée du cocher, et demanda si l’on n’avait rien oublié.

— Pour qui cette voiture ? dit Gilberte.

— Pour toi, mon enfant, répondit Mme  de Villepreux.

La surprise figea les paroles sur les lèvres de sa fille. Elle allait donc partir ? et pour quel pays ? et pourquoi ? devait-elle rejoindre son père ? Un sentiment de frayeur la saisit, et elle se serra contre les genoux de Mme  de Villepreux, qui passa doucement la main sur ses cheveux. En ce moment, une gouvernante, qui avait ébauché l’éducation de Gilberte, descendit en costume de voyage, et visita minutieusement les poches et les coffres de la voiture, où elle entassa des provisions et des paquets. Gilberte se mit à pleurer, le visage dans la robe de sa mère, dont une petite toux nerveuse secouait les épaules. Mme  de Villepreux se baissa, et l’enveloppant d’un manteau : — Il le faut, mon enfant, dit-elle.

Presque aussitôt Gilberte se trouva debout sur le marchepied, prête à s’asseoir à côté de la gouvernante, déjà installée dans son coin. Le cocher était sur le siège ; Mme  de Villepreux prit la tête de Gilberte dans ses deux mains, et l’embrassa longuement sur le front.

— Mais pourquoi ? interrogea l’enfant, qui se mit à sangloter.

— Parce qu’il le faut, je te l’ai dit, reprit la mère avec une énergie concentrée où perçait l’accent de la désolation, et un jour tu comprendras la signification terrible de ce mot.

Elle fit signe au cocher, qui partit. Au moment où les chevaux allaient tourner l’angle d’une avenue dont les futaies devaient lui cacher la vue de La Marnière, Gilberte se jeta vivement en dehors de la portière, et aperçut Mme  de Villepreux qui s’affaissait sur la dernière marche du perron. Elle voulut s’élancer, mais la gouvernante la saisit par le bras, et, à demi pâmée sur les coussins, elle put croire qu’elle était le jouet d’un rêve, tandis que la voiture filait sans bruit sur un épais linceul de neige durcie.

Gilberte avait alors huit ans à peu près. Elle pleura beaucoup ; puis enfin, bercée par le balancement monotone de la voiture, elle s’endormit. Vers le soir, elle entra dans la gare d’un chemin de fer, où l’éclat des lumières et le mouvement occupèrent son attention ; mais bientôt, assise dans un wagon que la vapeur emportait avec un bruit terrible, la vue des plaines couvertes de neige où apparaissaient confusément dans les ténèbres des formes indécises de maisons et de chaumières piquées de points rouges ramena sa pensée du côté de La Marnière : elle y laissait tout ce qu’elle avait connu. Des larmes nouvelles couvrirent son visage, qu’elle cacha de ses deux mains.